Si la mixité sociale fait défaut, c’est que les inégalités vont croissant et qu’elles se marquent de plus en plus dans l’espace : riches et pauvres ne fréquentent plus les mêmes lieux, ne vivent plus dans les mêmes quartiers, n’étudient plus dans les mêmes écoles, ne font plus leurs courses dans les mêmes commerces, ne partagent plus les mêmes loisirs… Les jeunes, en particulier, en viennent à limiter leurs déplacements à un ou deux quartiers qu’ils connaissent et où ils se sentent en sécurité(1).
A l’occasion de la Zinneke Parade, des enfants vivant à Saint-Josse ont découvert la Grand-Place de Bruxelles. Cette place qu’on vient voir depuis le bout du monde, ils ne l’avaient jamais vue, alors qu’elle est située à moins d’un kilomètre de leur maison. Ce phénomène n’est pas propre à Bruxelles : une récente étude(2) confirme que la ségrégation sociale s’accentue dans de nombreuses capitales européennes.
Mixité sociale: pourquoi ?
Mais pourquoi la mixité sociale est-elle désirable ? Pourquoi, en effet, ne pourrait-on pas vivre chacun sur son territoire, les riches sur leur avenue de villas quatre façades et les pauvres dans leurs quartiers délabrés ? Les uns chez Séquoia (3) et les autres chez Lidl ? L’été, à la Côte d’Azur ou à Molenbeek ou Marcinelle ?
Pour une raison éthique, d’abord. Parce que le « chacun chez soi » accentue les inégalités en renforçant la méconnaissance de l’autre et en fermant des portes aux moins favorisés. La ségrégation, géographique et scolaire notamment, approfondit les inégalités en termes de mobilité, d’accès au patrimoine culturel, d’accès aux possibilités qu’offre la société : comment rêver un avenir différent de celui de ses parents si l’on n’en a même pas idée, ou si l’on est convaincu, à force d’y être confiné, qu’on ne sortira ni de son quartier ni de sa condition d’exclu ou, en tout cas, de dominé? Comment développer l’imagination, la créativité, l’intelligence si l’on est confiné dans un quartier, un village avec pour seule ouverture sur le monde des écrans publicitaires, des images à sensation et des émissions de téléréalité ?
A l’école, on constate que lorsque des élèves de différents milieux travaillent ensemble, l’hétérogénéité sociale est bénéfique pour tout le monde : émulation et entraide se mettent en place et, en termes de réussite scolaire, c’est positif pour tout le monde. On peut aisément imaginer que la course aux marques et aux gadgets technologiques dernier cri peut être tempérée par la présence dans l’école d’élèves issus de divers milieux sociaux.
Dangereux préjugés
La méconnaissance réciproque est un terreau fertile pour les préjugés et les stéréotypes. Et plus il y a de stéréotypes (sur les étrangers, les chômeurs, les bénéficiaires du CPAS…), plus il est facile à certains partis politiques de mettre à mal les dispositifs de solidarité collective qui limitent l’ampleur de la pauvreté dans notre pays et garantissent le respect des droits humains. Si la majorité de l’opinion publique est convaincue que les chômeurs sont des profiteurs, le pouvoir n’aura aucun mal à appliquer des mesures restrictives en matière d’allocations de chômage. S’il est largement admis que les étrangers prennent les emplois et les logements des Belges ou des Français en France, un parti très à droite rassemblera sans peine un nombre significatif de citoyens-électeurs autour de la notion de « préférence nationale ».Moins de mixité sociale, c’est moins de cohésion sociale, donc moins de solidarité, donc moins de droits humains.
Mais les raisons de vouloir la mixité sociale ne sont pas qu’éthiques. Elles concernent aussi la société dans son ensemble, car elles elles touchent aussi à la sécurité… et à la compétitivité. Une trop nette séparation géographique des habitants en fonction de leur classe sociale, cela n’est bon pour personne. L’étude citée plus haut le confirme : « Selon les scientifiques, cet éloignement favorise « l’incompréhension et les troubles sociaux ». Ils estiment également que la ségrégation sociale affaiblit la compétitivité. Les quartiers désertés par les personnes plus aisées sont en effet plus sensibles aux troubles sociaux et donc moins attirants pour les entreprises. Aussi, les auteurs de l’étude estiment-ils qu’il faut éviter ces extrêmes en investissant dans l’enseignement et la mobilité sociale.(4) » La non-mixité sociale résulte donc directement des fortes inégalités qui élèvent des barrières entre les gens au sens figuré, mais parfois aussi au sens propre, comme quand les millionnaires se barricadent dans leur Square au bout de l’avenue Louise à Bruxelles.
Un pansement, mais pas de changement
Imposer la mixité sociale dans une société très inégalitaire est, on le devine, une entreprise difficile, pour ne pas dire vouée à l’échec. C’est éponger l’eau qui coule sans fermer le robinet. D’autant plus difficile qu’il ne s’agit pas simplement de faire vivre ensemble des gens différents, mais des personnes appartenant les uns à une classe dominante et les autres à une classe dominée. Le succès mitigé du décret « inscriptions » dans l’enseignement secondaire le montre: si la mixité sociale n’est pas ressentie comme bénéfique par les personnes concernées, elle a peu de chances de voir le jour. Les écoles élitistes le sont restées : si elles ne parviennent pas à éviter l’inscription de leur quota d’élèves « à faible indice socioéconomique », elles auront tôt fait de rétablir la situation antérieure par les frais réclamés aux parents, par le niveau d’exigence scolaire sans possibilité d’aide en cas de difficulté, par l’atmosphère régnant dans l’école, qui engendrera chez certains le sentiment de se trouver en terre étrangère vêtements, loisirs, vacances, gadgets électroniques onéreux…
La seule manière sûre de favoriser la mixité sociale, c’est de prendre le problème à l’endroit et de combattre les inégalités sociales. Pour y parvenir, il y a l’embarras du choix: réduire les écarts de revenus, imposer une fiscalité réellement progressive et sur tous les revenus5, réduire au minimum les frais scolaires et investir dans l’accompagnement des élèves qui en ont besoin, réguler le marché locatif privé et promouvoir le recours à des agences immobilières sociales…
En attendant que ce vaste chantier prenne forme et la composition du gouvernement fédéral actuel ne rend pas optimiste quant à l’avancement des travaux, d’autres initiatives peuvent être prises pour favoriser les rencontres et interactions au sein de la société. A condition que les premiers concernés en soient les acteurs, et non des pions que l’on déplacerait sur un échiquier.
Sur le terrain
Pour les uns, il importe de renforcer les personnes de milieux défavorisés dans leur estime de soi, sous peine de ne pas pouvoir sortir d’une relation dominant- dominé lorsqu’elles sont amenées à côtoyer des personnes plus aisées et plus formées. C’est la conviction de Noëlle De Smet, qui a travaillé de longues années dans l’enseignement professionnel6, prouvant inlassablement à ses élèves, par des projets audacieux, qu’elles valaient beaucoup plus que ce qu’elles croyaient et que ce que la société leur disait.
Dominants-dominés, encore et toujours ?
Notons que cette lecture de la société en termes de classes dominante et dominée, si elle n’est pas, comme certains le pensent, surannée, appelle des adaptations au contexte du XXIe siècle. D’une part, les extrêmes s’éloignent : les sommes brassées par les hyper-riches dépassent l’imagination du commun des mortels et a fortiori des plus pauvres. Inversement, une personne vivant dans la pauvreté est une abstraction pour ceux qui jonglent avec les millions. La domination existe bel et bien, plus que jamais probablement, mais elle est en quelque sorte dématérialisée, à l’image des milliards d’euros et de titres qui circulent sur la planète financière. C’est également vrai du point de vue géographique : au début du XXe siècle, le patron vivait à proximité de son usine ou de sa mine. Un contact direct était possible. Aujourd’hui, le magnat de l’industrie a peu de chances de croiser un jour l’ouvrière qui travaille pour lui au Sri Lanka ou au Bangladesh. D’autre part, la classe des dominés n’est pas aussi homogène que pouvait l’être la classe ouvrière. Petite classe moyenne en voie de paupérisation, quart-monde, immigrés de longue date ou tout récents, sans-abri, réfugiés, demandeurs d’asile ou sans-papiers, d’origines et de religions diverses…
Là aussi, il y a un travail à mener pour favoriser la rencontre, la connaissance mutuelle, la solidarité, sous peine de voir se renforcer une concurrence destructrice que l’on observe déjà, que ce soit aux portes des abris de nuit ou dans les files pour la distribution des colis alimentaires(8). A cet égard, soulignons la belle aventure menée par Jean-François Lenvain avec des élèves de l’enseignement professionnel : après la visite d’un centre de jour pour sans-abri, les élèves ont pris l’initiative d’utiliser leurs compétences en électricité pour améliorer, hors du cadre scolaire, l’état des locaux et donc les conditions de vie des bénéficiaires du centre. Une solidarité se crée à l’égard de moins favorisés que soi, et les élèves en ressortent avec la preuve de l’utilité de leur futur métier – donc de leur place dans la société – alors que certains étaient convaincus que « leur vie était finie » parce qu’ils étaient « tombés » en professionnelles(9).
Pour d’autres, enseignants ou responsables d’associations, la mixité sociale est avant tout affaire d’expérience. En mettant en place des lieux et des moments de rencontre, il est possible de franchir ces murs invisibles qui séparent ceux qui ont et ceux qui n’ont pas les outils exigés par notre société pour prétendre à l’existence sociale: un diplôme, des revenus, un emploi, du pouvoir (à commencer par le pouvoir d’agir librement sur sa propre vie). Les associations de terrain le soulignent(10) : des occasions de rencontre, c’est ce qui manque le plus pour favoriser le vivre-ensemble – autre façon de nommer la mixité sociale.
Cette rencontre se produit déjà au sein de nombreuses associations locales, entre bénéficiaires qui viennent d’horizons parfois très divers. Elle se produit aussi lorsque des bénévoles, par exemple des personnes retraitées de la classe moyenne, découvrent, sous les clichés et les jugements hâtifs, ce que cela implique réellement de vivre dans la pauvreté. Elle peut aussi avoir lieu avec les habitants de la ville ou du village dans lequel se trouvent les locaux de l’association, à l’occasion d’une fête de quartier, par exemple.
Les potagers communautaires sont également des lieux qui suscitent la rencontre. Ils ont notamment ceci de positif que ce ne sont pas nécessairement les plus diplômés ni les plus aisés qui sont les meilleurs jardiniers. Favoriser ainsi la mixité sociale, à partir de la base, par l’expérience et la rencontre vécues, renforce bien plus sûrement la cohésion sociale que certaines mesures politiques imposées.
Lutter ensemble
Et si la mixité sociale, en plus d’assurer une certaine cohésion dans la société malgré les inégalités qui la minent, pouvait devenir un outil pour combattre ces inégalités sociales ? Et si, en coalisant les exclus de l’emploi, les exclus de la citoyenneté, les exclus de l’agriculture, les exclus de la culture, les exclus de la santé mentale (burn-out et dépression), les exclus du logement, les exclus de la joie de vivre… on pouvait peser plus lourd dans la balance politique et économique ?
Car si la classe des dominés est, comme on l’a dit, de plus en plus hétéroclite, elle est aussi de plus en plus large. Elle rassemble en fin de compte, pour schématiser, tous ceux et celles qui pensent que les droits humains et – donc – l’avenir de la planète passent avant le droit au profit d’une élite économico-financière. Bien sûr, lutter ensemble pour des objectifs aussi vastes, cela n’a rien d’évident quand on a des préoccupations quotidiennes aussi différentes que celles d’un bénéficiaire du RIS et d’un ingénieur au salaire confortable, par exemple. Vivre Ensemble a déjà consacré plusieurs analyses à ce défi (11). Mais quand le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté et le Réseau pour la justice fiscale manifestent ensemble, on sent qu’on avance dans la bonne direction. Quand ces derniers rejoignent les syndicats, les agriculteurs et les travailleurs du secteur culturel dans une même lutte contre les mesures d’austérité, itou.
Ainsi, la mixité sociale, de vœu pieux politique destiné à faire tenir ensemble une société que les inégalités sociales détricotent toujours plus, pourrait devenir un outil citoyen pour contrer ces inégalités et remettre la solidarité à sa place, c’est- à-dire au centre de la société.
Isabelle Franck
Analyse publiée en 08/2015 par Vivre Ensemble Education
Photo © Espace 28 asbl
(1) Jeunes en ville, Bruxelles à dos ? L’appropriation de l’espace urbain bruxellois par des jeunes de différents quartiers, Inter-environnement Bruxelles, 2008.
(2) Socio-Economic Segregation in European Capital Cities.Citée dans Le Vif
(3) Supermarché bio
(4) Le Vif
(5)Les revenus du travail, mais aussi ceux du capital mobilier et immobilier.
(6) Avant de diriger Changement pour l’Egalité, mouvement sociopédagogique. www.changement-egalite.be
(7)Voir « La mixité sociale peut-elle se décréter ? », 2012.
(8) Au sujet de l’aide alimentaire, voir l’analyse « De la lasagne industrielle à la soupe du jardin… Colis alimentaires ou jardin coopératif ? », Vivre Ensemble, 2011.
(9) Voir le récit de cette expérience dans « La mixité sociale peut-elle se décréter ? ».
(10) 35 d’entre elles ont été consultées par Vivre Ensemble au 1er semestre 2015 dans le cadre de la préparation son étude « Vivre ensemble des lendemains qui changent » (septembre 2015).
(11) Voir notamment « Pauvreté subie, simplicité choisie : à la recherche d’un nouveau vivre-ensemble ». et « Associations de lutte contre la pauvreté et simplicitaires : ensemble vers une autre société ? ».