A Bruxelles, quelle a été l’évolution socio-historique des luttes environnementales ?
Les habitants susceptibles d’être mobilisés aujourd’hui ne sont plus les mêmes que ceux d’hier. Dans les années ’70, alors que Bruxelles se désindustrialisait et que la tertiarisation battait son plein, des alliances se créaient entre une classe ouvrière et une classe intellectuelle plus bourgeoise, alliances visant à maintenir du logement et un cadre de vie dans une ville démolie massivement par une approche fonctionnaliste de la ville. A cette époque, on démolit massivement des quartiers, on exproprie, pour créer de grands ensembles de bureaux et des autoroutes urbaines. Une multitude de comités de quartier voit le jour. Ces comités d’habitants vont se fédérer au sein d’Inter-Environnement Bruxelles (IEB).
Aujourd’hui, la donne a changé. La transformation de la ville est moins brutale mais la crise du logement plus prégnante mettant en concurrence les précaires et la petit classe moyenne. Quant au déficit d’emploi à destination des peu qualifiés, il est béant. On parle moins de classe ouvrière qu’une classe très large de précaires, qui ne peuvent plus avoir accès au logement. A IEB, nous nous sommes interrogés sur comment renouer des alliances entre les précaires et ceux qui constituent la plupart du temps un comité de quartier, à savoir la petite classe moyenne qui nous compose majoritairement.
Pour IEB, au-delà de l’enjeu du cadre de vie, il est nécessaire d’amener la question sociale au cœur de la question urbaine. Travailler à la mobilité douce et aux transports publics, permettre une mixité de services et de fonctions, sauvegarder des espaces verts, créer des logements de qualité est primordial mais si l’amélioration du cadre de vie fait monter le prix du logement, il faut trouver des modes de régulation de l’immobilier pour ne pas générer l’exclusion des personnes précaires par un phénomène aujourd’hui récurant dans les villes : la « gentrification ». Comment bloquer la rente foncière ? Cette question vaut aussi pour les commerces et les entreprises. On assiste à une gentrification de ces entités également. Le commerce d’enseigne chasse le commerce de proximité et les petits indépendants. L’activité productives est chassé par de l’économie dite créative ou de service aux entreprises qui emploie une main d’oeuvre qualifiée.
Pour vous, il est important d’outiller les plus pauvres pour qu’ils puissent eux-mêmes défendre leurs droits à la ville…
Le droit à la ville est le droit des plus précaires à contribuer à la production de la ville et à y rester. Mais mobiliser sur ce droit n’est pas chose aisée. Lorsqu’il y a une situation d’urgence, comme lors d’une menace d’expropriation, il est plus facile de rassembler les personnes et de les mobiliser. C’est moins évident de mobiliser contre la gentrification, qui est lente et insidieuse mais chasse à termes les pauvres du coeur de la ville.
On ne veut pas être missionnaires et dire aux pauvres ce qu’ils doivent faire. Certains sont conscients du processus à l’oeuvre et expriment des formes de résistance à leur façon. Ils ont leurs propres réseaux de solidarité dans certaines niches socio-économiques. IEB essaie d’être en contact avec des organisations de première ligne afin d’informer et d’outiller les personnes précaires pour qu’elles puissent s’organiser, comprendre les enjeux de la ville et faire face aux mesures qui pourraient les exclure. Ce sont les pauvres eux-mêmes qui doivent pouvoir revendiquer leurs droits. Car si tout le monde est désireux d’avoir un espace public de qualité, avec des espaces verts, tout le monde n’est pas prêt à se battre pour plus de logement social à Bruxelles. Défendre ce point de vue, c’est aussi une lutte à contre-courant des politiques publiques qui pensent résoudre le problème du sous-financement de la Région bruxelloise en fixant et attirant la classe moyenne pour augmenter les recettes fiscales. Or on constate depuis 20 ans que cette politique ne fonctionne pas : cela entraîne un effet de spéculation immobilière qui n’empêcher nullement la classe moyenne de migrer vers la périphérie.
Nous travaillons avec les groupes locaux sur ces questions pour qu’il y ait une prise de conscience au travers d’un travail d’éducation permanente dans les quartiers populaires. On tente d’être en contact avec les personnes concernées par les problématiques d’accès au logement pour décrypter les enjeux urbains liés au droit à la ville, au droit au logement : Cureghem, les quartiers qui bordent le canal, le vieux Molenbeek, les grands ensemble de logements sociaux…
En quoi ces luttes transforment les personnes qui les mènent et sont source d’apprentissages ?
Cela prend du temps. Par exemple, le projet NEO, dédié à la création d’un centre de congrès et d’un méga centre commercial et de loisirs, jouxte la Cité Modèle à Laeken un grand ensemble de logements sociaux des années 60. Qu’est-ce que NEO va avoir comme impact sur le tissu social avoisinant ? On essaie de traiter de ces questions avec les habitants. Dans un premier temps les gens étaient plus préoccupés par les questions d’insécurité, de vivre ensemble entre différentes couches culturelles et générationnelles, que par la problématique de la construction d’un projet immobilier. Il y avait aussi un déficit d’information. L’apprentissage se fait dans la durée par une prise de conscience qu’il existe des moyens pour peser sur son cadre de vie, qu’il ne faut pas tout attendre du politique, qu’il vaut mieux s’organiser de façon collective que déposer une plainte individuelle, qu’il y a des rapports de force dominants-dominés à comprendre, que environnement et social sont liés…
Par exemple, le maintien de l’abattoir d’Anderlecht ou du marché des véhicules d’occasion peuvent connecter des enjeux socio-économiques et environnementaux. Au départ, le réflexe des habitants est de dire « on doit les mettre ailleurs ». A travers un travail d’éducation populaire, on peut mettre en lumière l’intérêt de les sauvegarder. Se rendre compte que ce sont des activités créatrices d’emplois en lien avec la population du quartier. Se rendre compte aussi que si l’abattoir ou le marché d’occasion quitte la ville, ça fera venir une autre population, les prix augmenteront, le marché populaire qui fonctionne avec l’abattoir risque de péricliter. On complexifie le regard sur la ville et sur ses fonctions.
Ces quartiers servent aussi de transition dans des tranches de vie, qui permettent de rebondir : des migrants débarquent à Bruxelles, trouvent un boulot aux abattoirs, s’y installent deux ou trois ans, le temps d’avoir les moyens de trouver un logement ailleurs. Chaque quartier a ses particularités et il faut faire en sorte, ensemble, que ces singularités profitent aux habitants et aux usagers, en partant d’abord des besoins des plus démunis.
Le travail mené autour des abattoirs avec les habitants a montré l’intérêt de le sauvegarder pour maintenir un circuit court de la viande dans la ville et de l’emploi peu qualifié.
Des exemples emblématiques de victoires d’hier et de luttes d’aujourd’hui ?
Les victoires sont souvent temporaires et pas toujours emblématiques. Parfois cela n’est pas une victoire totale mais la résistance nous a permis de négocier, d’obtenir des compromis. Il y a aussi parfois des victoires au niveau de la compréhension et de la sensibilisation des habitants. Il faut savoir voir les petites victoires où elles sont, comme des centaines de petites lucioles. La victoire se situe parfois plus au niveau du processus, du cheminement qu’au niveau de l’objectif définit au départ. Il s’est passé quelque chose, on a appris en luttant quelle que soit l’issue.
Avec des habitants et d’autres associations, nous nous sommes opposés à la construction d’une maxi prison à Haren. On pense avoir gagné, mais demain cette construction fera peut-être l’objet d’un marchandage politique. Imaginons que la prison de Haren se construise, malgré la mobilisation très forte d’une multitude d’opposants, ce ne sera pas un échec total. Il y a eu un véritable débat public sur la question de la prison : où implantons nous des prisons, est-il indifférent de les mettre au coeur des villes ou en périphérie ? Quel est leur rôle, ont-elles la capacité de réinsérer ou seulement de neutraliser ? Quelles sont les conséquences de construire des méga structures ? Comment les financer ? Quelles sont les conséquences du recours au partenariat-public-privé ? Amener ce débat sur la place publique est une forme de victoire. Le Ministre de la Justice lui-même dit désormais que les petites maisons pénitentiaires sont préférables aux méga-prisons.
Propos recueillis par Christophe Dubois
Interview réalisée dans le cadre du dossier « Résister & apprendre » de Symbioses (n°110, printemps 2016), magazine d’éducation à l’environnement du Réseau IDée