Ils donnent de la voix depuis un an, comme le 14 mars dernier, quand ils ont installé une ferme sur le rond-point Schuman, à Bruxelles. Les éleveurs dénoncent l’effondrement du prix du lait provoqué par l’abandon, en avril 2015, par la Commission européenne, des quotas laitiers.
Pendant 31 ans, ces quotas ont fixé pour chaque pays européen un volume maximum de production. L’objectif de la Commission étant de protéger le secteur de la surproduction. La Belgique disposait d’un quota de 3,3 milliards de litres de lait, sur un total de 150 milliards de litres que se partageaient l’ensemble des pays européens. La fin des quotas, décidée de longue date dans le cadre de la réforme de la Politique agricole commune, ne devait (théoriquement) pas prendre les producteurs au dépourvu. Elle semblait même plutôt bien engagée. En 2014, la demande mondiale de lait était plutôt bonne et le prix versé aux producteurs acceptable (40 centimes le litre).
Mais en un an, la conjoncture s’est totalement retournée. L’Europe a perdu ses deux meilleurs clients à l’exportation : la Chine, empêtrée dans un ralentissement économique sans précédent et contrainte de réduire de moitié ses achats, et la Russie, placée sous embargo depuis l’annexion, en 2014, de la Crimée, la péninsule située au sud de l’Ukraine. Quant à la production, elle a explosé suite à l’annonce de la fin des quotas. « L’année dernière, déplore Erwin Schöpges, éleveur à Amblève, dans la province de Liège, syndicaliste et animateur de la coopérative Fairebel, l’Europe a produit 139 milliards de litres de lait, c’est 4 milliards de plus (2,5 %) qu’en 2014. Cette année-ci, la production devrait encore augmenter de 2 à 3 %. » Cette brutale surproduction a par ailleurs fait chuter les prix. « Le producteur touche aujourd’hui 25 centimes par litre, poursuit l’éleveur. On nous annonce 20 centimes dans les mois qui viennent. Avec des prix pareils, il est très difficile de se verser un salaire, parfois même de couvrir simplement nos frais de production. »
Une chute des prix qui menace aujourd’hui l’activité de milliers d’éleveurs, proches du dépôt de bilan. « C’est une situation très difficile à vivre, dénonce Geneviève Savigny, de la Via Campesina, un mouvement international de petits paysans. Les exploitants comptent sur le salaire de leur épouse pour faire vivre le ménage. Ils s’endettent, ne payent plus leurs fournisseurs, au risque de les mettre eux aussi en difficulté et d’amorcer un enchaînement de situations dramatiques. Parfois, certains n’en peuvent plus et choisissent de quitter la vie… » (1) Par ailleurs, en libérant l’offre, la fin des quotas a exacerbé la concurrence entre producteurs, les entraînant dans une course à l’industrialisation pour résister à la baisse des prix. « Il faut produire plus pour faire baisser les coûts et regagner des marges, c’est infernal, dénonce Henri Lecloux, du Mouvement d’action paysanne. Les producteurs sont prisonniers de leurs endettements. Ils ne peuvent plus s’arrêter, doivent agrandir leur étable, élargir leur cheptel. En bout de course, la production augmente encore, et les prix baissent, c’est un cercle infernal. »
Un lait mondialisé
D’un part, la surproduction de lait ruine les éleveurs européens, mais d’autre part, elle risque tôt ou tard de déstabiliser également les producteurs des pays en développement. « Au Sud, constate Thierry Kesteloot, chercheur à Oxfam-Solidarité, la demande de lait augmente, soutenue par l’irruption d’une classe moyenne urbaine de plus en plus dynamique. Le potentiel de ces marchés pousse les industriels européens à se positionner en rachetant des laiteries locales. » Les récentes acquisitions du géant agro-alimentaire Danone illustrent l’appétit des Européens pour les marchés émergents. En 2013, la firme française rachetait 49 % des parts de Fan Milk, le leader des glaces et des jus d’Afrique de l’Ouest. L’année suivante, elle entrait à hauteur de 40 % dans le capital de Brookside Dairy, la première laiterie kenyane. « Ces opérations sont favorisées par les multiples accords commerciaux que l’Europe a signés avec les pays du Sud et qui ouvrent la voie aux échanges entre partenaires », ajoute le chercheur.
Or c’est bien l’Europe qui dispose de surplus bon marché. « A terme, les producteurs du Sud ne profiteront pas de la hausse de la demande des nouvelles classes moyennes. Au contraire, ils risquent de perdre les rares marchés qu’ils contrôlent au profit du lait européen. » En Inde, pays d’un milliard d’habitants, végétariens pour une grande partie et gros consommateurs de produits laitiers qui fournissent de précieuses protéines animales, les producteurs sont déjà déstabilisés par les exportations européennes. « La filière repose sur de petits éleveurs qui possèdent un ou deux buffles et des vendeurs en pousse-pousse, explique Geneviève Savigny. Au total, ce sont 90 millions de personnes qui vivent de la production laitière, et dont l’existence est aujourd’hui mise en péril par les produits laitiers européens écoulés à bas prix dans les supermarchés. »
Réguler la production
« La fin des quotas ne produit que des perdants, confirme Victor Pereira, chargé de la filière lait pour la Confédération paysanne, un syndicat français, membre du réseau de la Via Campesina. Elle ruine les producteurs européens et détruit les capacités de production du Sud. » Aux antipodes des accords de libre échange, la Via Campesina réclame une régulation de la production. « Il existe une demande pour les produits de qualité, poursuit le syndicaliste. Regardez le succès du lait bio. Nous demandons un accord européen qui puisse répartir équitablement la production sur tout le territoire européen afin de permettre une production de proximité avec des vaches mises en pâture. La sortie de crise, c’est moins de lait et du lait de meilleure qualité. » Aujourd’hui, la Commission européenne n’entend pas restaurer la politique des quotas dont elle a annoncé l’abandon depuis des années. Cependant, l’explosion incontrôlée de la production l’a poussée, en mars dernier, à imaginer des manières de réguler l’offre, non par la contrainte, mais sur une base volontaire. Elle propose désormais aux éleveurs de réduire volontairement leur production contre une indemnité versée par chaque Etat membre. Une solution satisfaisante ? « C’est une demi-mesure, car elle n’est pas soutenue par l’ensemble des pays de l’Union, conclut Erwin Schöpges (2). Or, il faut trouver une solution durable. Pour l’instant, comme 600 autres éleveurs, j’arrive à tenir en vendant à un prix correct une partie de ma production à la coopérative que nous avons nous-mêmes créée. Mais je ne sais pas si après moi, mon fils pourra reprendre la ferme. »
« Un secteur opaque et injuste »
Le lait est conservé à la ferme à 7° en réservoir, jusqu’au passage de la collecte qui se fait tous les deux jours. La qualité hautement périssable du produit donne aux laiteries un monopole de fait, puisque ce qu’elles ne récoltent pas est irrémédiablement perdu. « C’est un des seuls secteurs où l’acheteur fixe le prix, regrette Victor Pereira, de la Confédération paysanne. L’acheteur est d’autant plus libre d’imposer ses prix que le secteur est particulièrement dense. » En Belgique, 98 % du lait sont achetés par seulement 34 acteurs industriels, réunis dans la Confédération de l’industrie laitière. En France, la filière est dominée par dix firmes majeures, dont les leaders mondiaux Danone et Bel (Babybel, La Vache qui rit). « Il est possible de s’entendre, sans le dire, sur les prix, poursuit le syndicaliste.
C’est l’une des raisons pour laquelle le marché du lait est particulièrement opaque et injuste. Les industriels réalisent de très fortes marges sur les produits transformés comme le fromage et le yaourt, mais payent au moindre coût, le produit de base, le lait, dont le prix est fixé par les marchés internationaux. Le producteur est donc la variable d’ajustement du marché, quand les prix baissent c’est lui qui encaisse et court tous les risques. Le consommateur est également grugé. Comme contribuable, il va débourser cette année, via la Commission européenne, 500 millions d’euros pour venir en aide aux producteurs en difficulté, sans pour autant bénéficier du moindre rabais sur les produits qu’il achète, alors que le prix du lait a dégringolé de 30 % en un an. »
Jean-François Pollet
Article publié dans Imagine n°115 (mai-juin 2016)
Photo : cc Guy Buchmann
(1) En France, un agriculteur se suicide en moyenne tous les deux jours et une exploitation sur sept est au bord du dépôt de bilan. Le taux de suicide des agriculteurs en Belgique est inconnu, mais il doit être sensiblement le même qu’en France, vu que les exploitants sont confrontés aux mêmes difficultés – baisse des prix agricoles, endettement, charge importante de travail – et subissent une pression foncière plus importante, les terres agricoles étant plus chères chez nous. Entre 2000 et 2015, le nombre de fermes en Belgique est passé de 20 000 à 12 500, ce qui représente la disparition d’un tiers des exploitations en 15 ans.
(2) Le Royaume-Uni, l’Irlande, les Pays-Bas et le Danemark sont opposés à toute forme de régulation.