Il y a d’abord cette traduction maladroite, assez vague pour recouvrir des réalités multiples, assez précise pour que l’on souhaite à tout prix en faire partie. Le terme «ville intelligente», traduction quelque peu approximative en français du terme «smart city», est utilisé non sans une pointe d’embarras par tous les acteurs francophones promoteurs de ces politiques. On peut le comprendre car immédiatement vient la question de savoir de quelle intelligence on peut bien parler. S’agit-il d’une intelligence collective ? S’agit-il de l’intelligence artificielle des machines, des capteurs et des algorithmes ? S’agit-il d’une intelligence réduite à certaines formes d’expressions que sont «l’innovation» et la « créativité » ? Ou s’agit-il d’une forme d’intelligence environnementale qui puisse trouver des solutions astucieuses pour enrayer le gaspillage des ressources naturelles ? Pour répondre à cette question, peut-être serait-il plus judicieux de procéder à rebours. La «ville intelligente», hyperconnectée, à la fois productrice et réceptrice d’une immense quantité de données collectées et traitées en temps réel par de puissants algorithmes, fantasme sa gestion urbaine sous la forme d’un «écran de contrôle». Sur cet écran, les problèmes urbains deviennent visibles sous une forme informationnelle et n’attendent plus qu’à être résolus.
Devant tant d’injonctions à rendre la ville «intelligente», on peut se demander si la ville d’aujourd’hui est stupide ou, du moins, à quoi ressemble le contraire d’une ville intelligente. Quelle serait la principale lacune d’une ville dont la gestion serait basée sur une infrastructure complexe de technologies de l’information et de la communication capable de réagir 3000 fois plus vite qu’un être humain ? Il est probable que celle-ci serait définie comme un déficit d’information et de communication. C’est à dire, premièrement, par un manque quantitatif d’information et non pas par une compréhension qualitative de celle-ci. Et deuxièmement, par une lenteur, celle qui correspond au temps d’analyse et de décision de l’humain, incapable de rivaliser avec la machine. Mais revenons à la réalité et au présent. A Bruxelles, pas question de se laisser aller «au tout technologique». Pour la secrétaire d’État à la transition numérique, Bianca Debaets, qui donne l’impulsion à la Région Bruxelloise en matière de politiques de « smart city », les choses sont claires : l’humain est au cœur du processus, il est à la fois acteur et récipiendaire de la «ville intelligente».
Si bien que «ce n’est pas encore un slogan mais une sorte de leitmotiv pour la «transition numérique» de Bruxelles : Smart city with smart people [1]». Comprendre : la « smart city » sera participative ou ne sera pas. Elle dépendra de la collaboration entre tous les acteurs : entreprises, pouvoirs publics, universités et bien entendu, citoyens. Se pose alors la question de savoir à quoi ressemblera l’exercice de la démocratie dans la ville numérique. En transformant des problèmes urbains et sociaux en problèmes de carences informationnelles ne risque-t-on pas d’éluder les causes réelles ? Et en recentrant l’idée de la participation citoyenne sur un retour d’expérience des usagers de l’urbain (comme on donne une note à un produit sur Amazon, par exemple), ne va-t-on pas vers une participation encore plus cadenassée que celle d’aujourd’hui ?
Retour vers le futur
Une chose est sûre concernant la « Smart City », c’est qu’elle sera conjuguée au futur. Si les rankings de « villes intelligentes » se multiplient, il n’ont pas plus de valeur scientifique que le hit parade. Ces classements de villes ne servent pas tant à effectuer des comparaisons entre celles-ci qu’à accentuer la compétition qu’elles se mènent. Le dernier classement belge en date, organisé en novembre 2015 par Belfius et la fédération des entreprises Agoria, sacrait Hasselt comme la ville la plus intelligente du royaume. La Louvière se retrouvant au bas de la liste. Les critères retenus pour l’analyse sont au nombre de cinq et paraissent quelque peu arbitraires : le volume de déchets par habitant, la consommation moyenne d’énergie par habitant, le nombre de permis de rénovation de bâtiments délivrés, le nombre d’entreprises numériques implantées et un indicateur de la qualité de l’air.
En admettant qu’il y ait un réel sens à classer les villes, il aurait fallu au minimum élargir considérablement les critères pour que celui-ci soit un tant peu sérieux. Frank Butstraen, membre du jury et directeur de Futurocité, un centre d’innovation pour les «Smart Cities» en Belgique, le reconnaît : « Il existe une norme ISO 37120 qui contient plus de 120 critères pour comparer les villes. Mais c’est un travail énorme à effectuer. J’aurais préféré qu’on prenne cette approche là mais ils ne l’ont pas fait [2] ».
Au delà même des critères, les données analysées dataient de 2014, 2013 et 2012. Difficile donc d’imaginer que ce classement parlait de la ville du futur mais au mieux de celle du présent. Ce qui est bien normal mais si les politiques de «smart city» ne peuvent évidemment pas prédire l’avenir, elles peuvent sans aucun doute l’influencer. Et le futur que nous décrit la «smart city» est toujours imminent, sur le point d’apparaître au coin de la rue, et ne viendra se concrétiser qu’à condition que tous les acteurs collaborent à l’établissement de la ville intelligente.
Défis de demain ou d’aujourd’hui ?
En déguisant le présent sous les traits d’un futur fantasmé et idéalisé, la grande majorité de la rhétorique qui accompagne les politiques de villes intelligentes nous démontre que celles-ci cherchent moins à répondre aux défis de demain qu’à ceux d’aujourd’hui. Il est alors intéressant de regarder quels sont les défis urbains d’aujourd’hui qui ont été choisis et pourquoi ceux-ci ont été désignés comme prioritaires. Ces défis sont assez restrictifs : ils relèvent de l’économie d’énergie, de la mobilité et de la relance d’une économie basée sur les technologies de l’information et de la communication. D’autres défis urbains d’aujourd’hui comme de demain ne sont tout simplement pas concernés : le mal-logement ou le manque de logements, la ségrégation urbaine, l’accroissement des inégalités sociales et environnementales, l’enseignement à deux vitesses ou la disparition de l’espace public, pour ne citer que ceux-là, ne sont même pas évoqués.
Certes, on peut chercher le sous-texte et penser que les sommes économisées sur le long terme par les pouvoirs publics en matière de coûts énergétiques liés aux bâtiments autorégulateurs ou aux transports optimisés dans le cadre d’une ville intelligente pourront être réinvesties pour adresser les autres problèmes non-évoqués. Mais est-ce que cela se retrouve vraiment entre les lignes (de code) ?
Opérateur du lien social
Pour les entreprises privées, la «smart city» est l’avènement d’une expérience urbaine individualiste et taillée sur mesure : grâce aux capteurs situés dans votre smartphone et le réseau Wi-fi urbain étendu et gratuit [3], les algorithmes peuvent collecter toutes sortes d’informations sur vos habitudes et vous faire des propositions d’achats ou de services qui collent au plus près de vos attentes. C’est ce qui s’appelle utiliser la technologie pour personnaliser la relation client, ou en d’autres termes, vous rendre «unique» au cœur même de l’uniformisation marchande. Ce point de fusion entre le consommateur et le citoyen est problématique dans le cadre de la construction commune d’une ville-ensemble. En effet, difficile de faire coexister l’expérience personnalisée et individuelle avec la solidarité. Paradoxalement, c’est justement là que les TIC entrent en jeu.
Comme l’explique Maité Dupont, représentante de Mr Ouriaghli, échevin du logement et de l’informatique à la ville de Bruxelles, : «On veut accentuer la participation. L’outil informatique permet d’être plus efficace et de toucher un public si pas plus large, en tout cas, plus varié. Parce que les gens qui se déplacent aux comités de quartier ne sont pas légion ou alors ce sont toujours les trois mêmes» [4]. Et rarement avec un enthousiasme débordant pour les projets de la Ville. La technologie pourrait non seulement donner un coup de jeune à la démocratie participative mais aussi améliorer la cohésion sociale : « La réalité c’est qu’on peut se parler. On a réinventé un moyen de se parler. Moi j’ai une impression, c’est que les communautés ont tellement grandi qu’on ne réussit plus à se parler et qu’il y a des liens sociaux qui se sont rompus. Je pense que les réseaux virtuels nous permettent de retisser ce genre de liens. On a perdu le réseau tellement basique. On doit le réinventer. Et l’étendre» [5].
Dans la « smart city », la prothèse technologique devient alors ce que le philosophe Bernard Stiegler appellerait un pharmakon, soit à la fois un poison et un remède. Un poison car d’un côté, on voit bien que la société de l’information, guidée selon la logique du marché, provoque « la fragmentation sociale, la destruction générale des organisations et l’isolement des individualités » [6] mais également un remède car cette atomisation du lien social prendrait fin avec la « mise en réseau » des individualités. Internet deviendrait alors en quelque sorte le nouvel opérateur du lien social.
Participation 2.0
Sur internet, la participation est un principe particulier qui permet d’élaborer une «intelligence collective». Comme l’explique le chercheur Evgeny Morozov, «donner une note à ses achats sur Amazon ou signaler ses spams à Google sont de bons exemples d’architectures de participation efficaces. En apprenant de leurs millions d’utilisateurs, Amazon et Google deviennent plus ‘ intelligents ’ et plus attrayants pour les utilisateurs initiaux» [7]. Il ne s’agit ni plus, ni moins que de « boucles de rétroactions », c’est à dire de retour d’expérience à la personne (ou ne nous berçons pas d’illusions, à l’algorithme) qui gère le système.
En dehors de la vie virtuelle, si la participation citoyenne urbaine actuelle s’inscrit dans un rapport de force défavorable à ceux qui n’ont pas le pouvoir, elle permet au moins l’articulation et la construction d’une pensée politique. Fusse-t-elle peu représentative et sans effet.
Le risque d’une participation numérique serait de limiter l’exercice démocratique à donner son avis en temps réel sur les services urbains afin que les gestionnaires de la ville puissent viser une certaine efficience. Un exemple de participation ou de « collaboration », est l’application Fix My Street, créée en 2008 en Angleterre et adoptée par la Région bruxelloise en 2013, qui permet à toute personne disposant d’un smartphone d’avertir en temps réel les pouvoirs publics d’une réparation à effectuer dans l’espace public des communes. Elle fonctionne selon un «retour d’expérience» du client, qui est en fait l’habitant.
La participation numérique transforme un problème complexe (ici : la dégradation des infrastructures urbaines) en simple problème informationnel. Si le trottoir n’est pas réparé, c’est parce qu’« on ne savait pas » qu’il était cassé. C’est à vous, citoyens, de faire office de boucle de rétroaction. Hors les problèmes urbains et sociétaux ne sont la plupart du temps pas liés à des problèmes de communications mais à des causes systémiques.
Et c’est en général là que commence la politique, soit l’action de faire des choix qui ne sont pas basés sur une abondance d’informations en temps réel mais sur une vision de société au long cours. La participation numérique permet tout au plus de pointer les failles que les solutions technologiques seront chargées de réparer. En d’autres termes, dans la « smart city », on s’intéresse aux effets et non aux causes. Pas question de remettre en doute le système, on ne s’intéresse qu’à ses débordements. Identifier les causes demande de la connaissance, et donc une certaine forme d’intelligence. Les effets, eux, peuvent être traités par des machines. En évacuant toute une série d’urgences politiques de la question des « villes intelligentes », on braque d’emblée les projecteurs de toute participation dans une seule direction. Si l’on voit aujourd’hui la Région bruxelloise organiser des Hackathons invitant les citoyens et les informaticiens à venir développer des applications qui puissent améliorer la mobilité en ville, on n’oserait pas imaginer un appel similaire pour développer des applications susceptibles de lutter contre la pauvreté ou la discrimination au logement.
Le numérique permet de multiplier de façon exponentielle les échanges de données, de traces ou d’informations entre les habitants et leur gouvernement. En temps réel. Dans la ville du futur, il deviendra plus facile de confondre la ville réelle avec son double numérique, de refuser l’analyse parfois longue et laborieuse des causes pour l’efficacité de la gestion des effets. Aujourd’hui comme pour demain, il est impératif que l’on fasse la distinction entre l’information et le savoir. Car ce qui compte, ce n’est pas l’abondance de réponses. Mais de (se) poser les bonnes questions.
Thyl Sadow
Article publié dans Bruxelles en mouvements n°281 (mars-avril 2016), la revue d’IEB
1. DOUCET B. Bianca Debaets : « Smart Brussels ? Aller au-delà du purement technologique…». Site de Régional-IT. 10/09/15.
2. BUTSTRAEN F. Interview réalisée par téléphone le 15/01/16.
3. Entendre : payé par le contribuable.
4. DUPONT M. Entretien réalisé le 07/01/16.
5. Ibid 4.
6. MUSSO P. Critique des réseaux, PUF, 2003.
7. MOROZOV E. « Le trafiquant de mèmes. Les discours insensés de Tim O’Reilly, ‘inventeur’ de l’OpenSource et du Web 2.0 », Agone 2015/HS (Hors série), p. 137-174.