Des fermes remparts contre l’exclusionReportages

22 août 2016

De plus en plus nombreuses en Wallonie, des fermes familiales, en marge de leurs activités traditionnelles, contribuent à faire (re)germer des existences brisées ou chaotiques. Ce « green care » n’est pas toujours aisé à mettre en œuvre. Il bouscule clivages et habitudes de deux secteurs – agriculture et social – peu habitués à se parler. Mais ceux qui s’y lancent en retirent des expériences humaines passionnantes…

Et si la ferme n’était pas qu’un lieu de production alimentaire ? Et si elle pouvait contribuer, à sa manière, au maintien ou à la reconstruction du tissu social malmené par la mécanisation et l’urbanisation à outrance? Dans le milieu du bio historique, notamment, cette hypothèse a de quoi faire sourire : il y a belle lurette que la respect de la vie du sol et le respect de l’humain y sont considérés comme allant intimement de pair, liés comme le pouce et l’index. Chez Nature & Progrès, particulièrement, les valeurs de rencontre et de partage d’expériences sont inscrites dans l’ADN du mouvement depuis ses origines.

Remettre le pied à l’étrier

Ne voilà-t-il pas, pourtant qu’émerge une prise de conscience plus générale qui, déjà, accouche de premières réalisations labellisées – informellement – « agriculture sociale ». L’idée consiste à offrir aux personnes en décrochage ou malmenées par la vie une possibilité de remettre un pied à l’étrier de leur propre existence, via un séjour à la ferme. Pas un de ces séjours touristiques ou scolaires organisés pour faire (re)découvrir le travail à l’étable ou au champ. Mais plutôt quelques heures hebdomadaires de participation concrète aux travaux du potager ou de l’étable. Au profit de qui ? Des bénéficiaires de soins psychologiques ou psychiatriques qui, après un séjour en institution, ne sont pas (encore) capables de réassumer une vie en pleine autonomie. Des jeunes en décrochage scolaire ou dépendant d’organisations chargées de la protection de la jeunesse. Des personnes en assuétude ou vivant avec un handicap physique, mental, moteur…

Le but de ces « néoagriculteurs », aidés par les travailleurs psycho-sociaux qui les accompagnent, n’est pas de suivre une formation qualifiante, ni de décrocher un quelconque diplôme. Et encore moins de trouver un job à tout prix ni de gagner sa vie via cette activité. Il consiste « simplement » à tenter de quitter la souffrance liée à l’isolement social. Ou, au contraire, à prendre un peu l’air par rapport à une vie en institution jugée étouffante ou peu propice à l’émancipation. Il peut s’agir, également, de (re)trouver la confiance en soi et la capacité de (re)formuler un projet individuel dans sa trajectoire de vie; ou de (re)nouer des contacts humains avec ses semblables. Bref, « retrouver prise sur un contexte social qui est source d’inquiétudes et qui, souvent, les étouffe ou les dépasse », résume Samuel Hubaux, fondateur de l’asbl « Nos Oignons ».

L’intégration, c’est nos oignons…

Voilà quatre ans que cette association brabançonne établit des passerelles entre les exploitations maraîchères et les institutions sociales. En 2012, alors qu’il officie comme travailleur social et sociologue dans un Centre de santé mentale à Bruxelles, Samuel Hubaux est contacté par un maraîcher bio déjà expérimenté dans l’animation d’un potager en milieu carcéral. Ce dernier a pour souhait de s’implanter à son compte sur une petite parcelle du Brabant wallon. Son ambition: donner à son projet une dimension sociale, puisque tant d’institutions psychiatriques sont désireuses d’activités « hors murs » pour leurs pensionnaires ou leurs bénéficiaires de soins.

Bingo! Cinq ans plus tard, « Nos Oignons » commence à faire référence en la matière et est en passe de s’étendre dans le Brabant. Cinq maraîchers en circuit court, entre Grez-Doiceau et Nethen, accueillent aujourd’hui les stagiaires de Bruxelles et d’Ottignies lors d’ateliers individuels ou collectifs de jardinage à la ferme. Ils viennent du Centre de jour en psychiatrie « Club Antonin Artaud » (Bruxelles), de la Clinique Saint Pierre (Ottignies), du Centre de jour PHARE (Uccle), etc. En échange d’huile de bras, ce public inhabituel reçoit une partie des légumes produits sur place.

En Ardenne aussi

A l’autre bout de la Wallonie, dans le parc naturel de la Haute Sûre (Ardenne), c’est un autre public qui, ces dernières années, est régulièrement venu se (re)faire une santé auprès d’une dizaine d’éleveurs: des personnes handicapées mentales, mais aussi des ados placés en institution d’Aide à la jeunesse. Certains n’avaient jamais connu la vie familiale. « C’est fou, les balises et les valeurs qu’une famille d’agriculteurs peut transmettre à un jeune sans repères, parfois sans en être consciente, commente Laetitia Stilmant, animatrice du Groupe d’Action Locale (GAL), à l’initiative de cette opération. Qu’ont fait les visiteurs réguliers de ces exploitations, toujours choisies pour leur petite taille, leur dimension familiale et leur faible degré de mécanisation ? Ils ont érigé des clôtures, nourri les animaux, fabriqué le beurre ou la confiture, contribué à la traite des vaches ou au déplacement des troupeaux entre l’étable et la prairie. Surtout, ils ont pu nouer des liens humains avec la famille de l’exploitant. Ils se sont découvert des capacités insoupçonnées, se sont familiarisé avec diverses formes d’autorités et de contraintes, à commencer par… le rythme des saisons. « Certains se sentaient plus à l’aise dans les tâches répétitives, d’autres s’épanouissaient dans des responsabilités plus variées, plus créatives ».

La ferme, lieu d’accueil historique

On peut évidemment se dire, a priori, qu’il n’y a là rien de neuf à l’horizon. « Historiquement, la ferme a toujours joué un rôle d’accueil pour tous, rappelle volontiers Valérie Mayérus, chargée de mission chez Accueil champêtre en Wallonie. L’exclu, le marginal, le « borderline » ont toujours pu y trouver une place utile. Et, bien que le tissu social soit plus morcelé qu’autrefois et que le travail se soit fortement mécanisé, les valeurs d’entraide et de famille sont toujours bien présentes aujourd’hui dans les exploitations ». Mais, aujourd’hui, à la faveur d’une série de facteurs socio-économiques, une nouvelle forme de dialogue semble se nouer entre le monde psycho-social et le monde agricole. A tel point que s’est créé, au printemps 2014, un groupe de travail « circuits courts et agriculture sociale » à l’initiative d’associations comme Solidarité des Alternatives wallonnes et bruxelloises (SAW-B), Accueil champêtre en Wallonie, l’Agence wallonne pour l’Intégration des personnes handicapées (Awiph) et « Nos oignons ». Le but de cette initiative? Créer des ponts, favoriser le dialogue, faire connaître les premières réussites auprès des publics potentiellement concernés, à commencer par les agriculteurs. « Le monde agricole a ses propres canaux d’information, bien différents de ceux de l’insertion sociale », constate Stéphane Lejoly, de SAW-B. En Wallonie, peu de gens savent, par exemple, que nos voisins du Nord du pays ont une sérieuse longueur d’avance en la matière. Lancé dès 2004, le Point d’appui « Soins verts » (Steunpunt Groene Zorg) concerne aujourd’hui huit cents exploitations flamandes, dont 580 professionnelles, impliquées dans l’accueil de ces agriculteurs occasionnels. 46% des « stagiaires » sont des jeunes en décrochage scolaire et 32% des personnes atteintes d’une maladie mentale ou d’un handicap.

Un contrat écrit

« La clé de notre succès est triple, analyse Willem Rombaut, responsable du Point d’appui flamand. Primo : une offre très diversifiée de travaux manuels, toujours menés en ferme familiale car c’est le contact de personne à personne qui est visé. Secundo : le versement d’une subvention modeste à l’exploitant – vingt euros la demi-journée d’accompagnement -, qui se veut une compensation aux frais encourus plutôt qu’une véritable rémunération. Tertio : la garantie d’un accompagnement psycho-social de qualité via la signature d’une convention à trois : bénéficiaire, agriculteur, institution ». Cette convention écrite est, de l’avis général, la condition indispensable pour lever les réticences des uns et des autres à s’engager dans ce type de partenariat. Elle répond en effet à la crainte des agriculteurs de se faire accuser d’embaucher du personnel au noir ou à la question de savoir quelle couverture d’assurance intervient en cas d’accident. Elle met noir sur blanc les droits et les devoirs de chacun : faut-il payer le stagiaire, et comment? Quel accueil concret lui réserver ? Quel horaire doit-il respecter ?

Pas si simple

Des questions encore plus pratiques peuvent se poser : puis-je servir une bière à mon stagiaire handicapé ou mineur s’il me la réclame ? Puis-je me fâcher sur lui s’il fait une gaffe ? Que puis-je vraiment exiger d’elle ou de lui, etc ? A charge du travailleur social de l’institution concernée, évidemment, de créer et d’entretenir une relation très serrée avec l’agriculteur et de veiller à la qualité du tutorat avec le bénéficiaire. « Les agriculteurs expriment souvent la crainte de mal accueillir leur hôte, explique Laetitia Stilmant. Mais, très vite, ils réalisent que cette expérience leur offre de gros bénéfices, comme celui de sortir de leur isolement : on travaille de plus en plus souvent seul, aujourd’hui, dans les fermes ! Une de nos agricultrices, qui était à deux doigts d’arrêter l’exploitation, nous a même avoué qu’elle avait retrouvé le goût du métier grâce à l’accueil de son pensionnaire… » Chez « Nos oignons », on souligne à quel point l’engouement actuel pour le circuit court permet à certains profils de stagiaires, psychologiquement fragiles, de renouer avec la relation humaine en vis-à-vis, lors des contacts à la ferme entre producteurs et consommateurs.

Il est évidemment trop tôt pour esquisser l’avenir de cette « agriculture sociale » d’un nouveau genre ou « reliftée ». En tout cas, une disposition du tout récent Plan Wallon de Développement Rural (PWDR), adopté l’automne dernier par le Gouvernement wallon, prévoit le soutien à la « diversification des activités agricoles et forestières dans le domaine de la santé ». Des subsides européens sont prévus : 5,6 millions d’euros, entre 2014 et 2020. L’automne dernier, neuf projets ont été soumis aux autorités, certains impliquant des CPAS. Et, déjà, une initiative de la même veine se prépare en Hainaut, dans les plaines de l’Escaut.

Un soutien public qui pose question

Une avancée, sans doute. Mais, déjà, certains acteurs psycho-sociaux regrettent que les portes des fermes wallonnes resteront probablement fermées pour les jeunes dépendant de l’Aide à la jeunesse. Eh oui, cette matière relève, dans notre mosaïque institutionnelle actuelle, de la Communauté Wallonie-Bruxelles et pas de la Région… Même regret pour les étudiants en décrochage scolaire. D’autres voix – voire les mêmes – s’inquiètent de la rigidité du soutien des pouvoirs publics, incarné par le PWDR. Cette rigidité - « bureaucratie », diront certains… – heurterait de plein fouet la souplesse du système mis en place jusqu’à présent par des associations pleines de créativité et d’audace. Parmi les inquiétudes : ne va-t-on pas privilégier l’insertion professionnelle au détriment de l’insertion sociale ? D’autres encore rêvent d’assister, un jour, à la mise en place d’un système plus large, permettant aux simples particuliers, victimes – par exemple – d’un burn-out, de se refaire une santé quelques jours par mois à la ferme…

Philippe Lamotte
Article publié dans Valériane n°118 (mars – avril 2016), revue de Nature & Progrès

En savoir plus :
- www.parcnaturel.be – 063/45.74.77
- Observations récoltées lors de la journée d’étude de SAW-B et Nos Oignons.
Infos: www.saw-b.be – 071/53.28.30 ou www.nosoignons.org – 0471/21.28.01

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