Les choses auraient-elles pu se dérouler autrement ? Imaginons, par exemple, que dès le début du vingtième siècle, la logique ait prévalu dans l’aménagement du territoire, avec une priorité absolue pour un maillage dense de transports collectifs dans les villes et entre elles, reléguant la voiture individuelle aux quelques cas où elle s’avère indispensable, pour des liaisons plus ponctuelles… Ou encore : reconstruisons mentalement un monde où l’agriculture et la production d’énergie seraient restées décentralisées et locales, avec des innovations techniques aussi performantes que celles que nous connaissons, mais différentes, adaptées à des circuits courts de production…
Nous sommes habitués à considérer l’innovation technologique comme un bienfait inéluctable, voué à s’imposer quoi qu’il arrive. « Il faut vivre avec son temps », entend-on régulièrement. Sans renier l’adage, il faut pourtant dénoncer ce qu’il a de mensonger. Il laisse croire, en effet, que la direction qui est prise est la seule possible. Pourtant, chaque décision de consacrer des investissements – de recherche, d’expérimentations – à un certain type d’innovation ou de technique est, en même temps, une décision de ne pas les consacrer à d’autres types d’outils. Nous allons ici nous demander pourquoi de tels choix sont posés, puis prolongés, plutôt que d’autres.
Le syndrôme du clavier AZERTY : le verrouillage socio-technique
Pourquoi les premières lettres de nos claviers sont-elles QWERTY ou AZERTY ? Parce qu’au temps de la machine à écrire à rubans, il fallait éviter que les tiges ne s’emmêlent et, pour cela, faire en sorte que les doigts les plus forts ne frappent pas trop fréquemment les lettres les plus courantes. Homogénéiser le rythme de frappe, tel était donc le critère de choix.
« Aujourd’hui, les claviers numériques plats n’ont plus besoin de telles précautions. Certains ingénieurs ont donc inventé un nouveau type de clavier beauccoup plus performant et rapide que l’AZERTY : le DVORAK. Mais qui utilise un clavier DVORAK ? Personne. Nous nous trouvons donc dans la situation absurde où les vieilles machines à écrire ont disparu, mais où tout le monde utilise encore l’ancien système technique qui les accompagnait, et qui s’avère moins performant pour notre époque. (1) »
Cet exemple est emblématique d’un phénomène encore peu étudié : le verrouillage socio-technique, parfois également appelé verrouillage institutionnel. S’il s’avère assez anodin pour ce qui concerne la dactylographie, il peut être beaucoup plus préoccupant dans d’autres domaines de choix fondamentaux de société que sont les enjeux énergétiques, alimentaires, de mobilité ou de logement. Il semble chaque jour plus absurde d’être enfermés dans des trajectoires qui dépendent de choix opérés il y a parfois très longtemps, à une époque où la connaissance du monde et la conscience des enjeux n’était pas la même qu’aujourd’hui. En Belgique, l’équipe de chercheurs du GIRAF (Groupe interdisciplinaire de recherche en agroécologie du FNRS) est pionnière dans l’analyse de ces phénomènes de verrouillage en ce qui concerne l’agriculture. Par exemple, le cas de la conversion des élevages en bio est rendue plus compliquée par un verrouillage systémique de l’ensemble de la filière autour de Blanc-bleu belge.
« Les agriculteurs, attachés à cette race faisant partie intégrante de leur patrimoine, ont l’habitude de travailler avec de tels animaux. Pareillement, les vétérinaires sont spécialement adaptés à travailler avec ces races (responsables de leurs rentrées financières, étant donné le recours systématique aux césariennes). Le boucher est aussi habitué à la découpe spécifique de cette race. De plus le consommateur est demandeur de cette viande significativement plus maigre que celle des races élevées de manière plus extensive. Autant d’acteurs (les représentants de commerce ont aussi un rôle non-négligeable dans ce phénomène) qui ont évolué dans un système conventionnel allant dans ce sens, et qui se sont petit à petit enfermés dans un système socio-technique fortement verrouillé. (2) »
De tels exemples de verrouillages globaux se retrouvent dans presque tous les domaines de la vie économique. La centralité de la voiture dans nos vies dépend, elle aussi, de choix du passé. Elle conditionne à présent tous les autres choix possibles : notre aménagement urbanistique est ce qu’il est, la distance entre nos foyers et nos lieux de travail également, ainsi que nos habitudes psychologiques, etc. De tels investissements en infrastructures ont été consentis pour favoriser l’usage de la voiture individuelle par le plus grand nombre qu’il est presque impossible que nous décidions à présent, collectivement, de nous en passer. Et il en va de même pour les centrales nucléaires, les réseaux de distribution électrique – qui conditionnent l’évolution des législations -, les règles de construction urbanistique, la ficalité immobilière, etc.
Le rôle des lobbies
À voir !
The Brussels Business, un documentaire de Friedrich Moser et de Matthieu Lietaert, 2012. Ce film documentaire fait la lumière sur le manque de transparence et l’influence des lobbies dans les institutions européennes.
Le terme « lobby », en anglais, signifie un couloir, un vestibule. Au début du dix-neuvième siècle, en Angleterre, le mot a servi à désigner les couloirs de la Chambre des Communes, où des groupes de pression pouvaient discuter avec les membres du Parlement. Par extension, un « lobby » est donc un groupe d’influence qui tente d’infléchir la conception ou l’adaptation des législations à la faveur d’intérêts privés, le plus souvent économiques. Bien sûr, ce type de pratiques existe depuis longtemps et est aimanté par les lieux d’exercice du pouvoir. Mais un phénomène particulier se développe dans des villes comme New-York ou Bruxelles, qui concentrent des institutions-mammouths consacrées à élaborer des législations pour des continents entiers : le lobbying y devient permanent, professionnel, démesuré et s’immisce dans le jeu démocratique de façon anormale. Pour prendre une métaphore organique, on peut accepter qu’un corps soit, de temps en temps, sujet à des petites infections bénignes ; il peut s’en remettre. Par contre, qu’autour de ses organes vitaux se développent des tumeurs malignes risque d’être fatal. L’existence d’un lobbying massif autour des institutions européennes est de l’ordre de la tumeur démocratique. Les estimations font état de la présence active de vingt à trente mille lobbyistes à Bruxelles.
« Parmi celles-ci, environ 70 % représenteraient des intérêts commerciaux. Il s’agit de multinationales qui défendent leurs intérêts en direct, d’associations professionnelles qui représentent un secteur particulier ou de consultants privés souvent issus des institutions européennes ou encore d’avocats qui interviennent à la carte pour qui les paie. Parallèlement, quelque 20 % des lobbyistes représentent des autorités publiques (Etats, régions, villes…) et les 10 % restants rassemblent des ONG comme la nôtre ou des syndicats. (3) »
L’observatoire des lobbies européens (CEO, Corporate Europe Observatory), basé à Bruxelles, a réalisé une courte vidéo de dix minutes (4) qu’il serait intéressant de diffuser systématiquement dans tous les lieux où l’on explique le fonctionnement des institutions européennes : dans les classes du secondaire, lors des débats publics, dans les formations de base à la participation démocratique. Non pas pour induire un sentiment de manipulation, mais au contraire pour désigner les mécanismes précis – et légaux ! – qui permettent à des intérêts privés de s’immiscer et de peser dans le discernement démocratique. Cela pourrait aider, entre autres, à déconstruire les récits conspirationnistes, qui prennent de l’ampleur et alimentent l’impuissance collective. Au contraire, faire l’analyse et la description de dérives concrètes, étayées, identifiables, comme s’y attache CEO, peut permettre de faire évoluer les opinions et les institutions.
L’expertise, cette fausse neutralité
Les verrouillages sociotechniques et les pratiques de lobbying, qui vont de pair, se drapent de justifications qu’il est parfois difficile de contredire. N’est-il pas normal, au fond, que les décideurs politiques prennent conseil auprès des spécialistes des matières dans lesquelles ils doivent légiférer ? N’est-il pas légitime de favoriser les infrastructures et les technologies déjà installées, dans lesquelles nous avons accumulé de la compétence et de l’expertise ? Mais ce recours au bon sens est très souvent utilisé pour masquer les pires absurdités.
« Faisons confiance aux experts » : tel est souvent l’argument avancé pour faire taire les inquiétudes populaires face à tel produit chimique ou telle technologie de pointe. Ce discours, en réalité, se fonde sur un mythe absolu qui continue d’alimenter l’imaginaire occidental : celui d’une science neutre et objective. Or, s’il est exact que la finalité de l’attitude scientifique fondamentale est l’observation et l’expérimentation de faits et de phénomènes neutres en soi, cela ne garantit en rien que les scientifiques eux-mêmes le soient, dans leurs options et engagements de recherche, dans leurs financements, dans leur adhésion plus ou moins forte à des paradigmes, dans leur vision des applications pratiques des découvertes. Par ailleurs, les finalités de l’expertise scientifique, des intérêts économiques et de la démocratie sont rarement convergentes. Sous couvert d’expertise, les conseils fournis au monde politique par des spécialistes issus d’entreprises privées sont marqués du sceau du conflit d’intérêt.
« De fait, et dans la grande majorité des cas, ces conflits ne se traduisent pas par une action volontairement malhonnête, mais ils induisent un biais psychologique qui laissera le plus souvent la place à un a priori favorable en fonction de liens de connaissance, de révérence ou d’intérêt financier. (5) »
Décrypter les mécanismes (pour éviter de voir des fantômes)
Verrouillages, lobbies, alibi de l’expertise : nous n’avons pu qu’effleurer ces trois notions qui, chacune, méritent des livres entiers. L’objectif était ici, surtout, d’attirer l’attention sur les mécanismes. Pourquoi ? Parce que dans une situation de frustration, face au constat que les choix techniques qui devraient être favorisés pour préserver la planète, la santé humaine et la vie en général semblent au contraire freinés, la tendance, hélas en pleine expansion, est de considérer que la cause de l’immobilisme relèverait essentiellement d’une concertation consciente de ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique. Or, nous l’avons vu, les choses ne sont pas si simples : les blocages reposent sur des fonctionnements complexes et multiples. Comme le dit avec ironie le philosophe Michaël Foessel, « Plutôt que de dénoncer un complot dont les citoyens seraient unanimement victimes, il faudrait admettre que la société est faite d’une multitude de conjurations minuscules. (6) » Ce qui conduit certains vers le fantasme du grand complot, c’est que les conséquences des mécanismes décrits plus hauts, par exemple le fait que l’État belge s’enfonce dans la prolongation du nucléaire, peuvent ressembler aux effets qu’aurait une conspiration globale. C’est tout l’enjeu que nous devons travailler en éducation populaire : maintenir vif le travail critique et pédagogique qui s’enracine dans notre indignation face aux déséquilibres économiques et écologiques, tout en maintenant le focus sur les mécanismes concrets à l’oeuvre, vérifiables, à dénoncer et à dépasser. Pour éviter que cette indignation ne mute en colère irrationnelle ou en délires complotistes. Il s’agit bien de transformer la société, d’aller plus loin dans la démocratie, et non de se faire mousser avec des fictions.
Guillaume Lohest
Article publié dans Valériane (juillet-août 2016), revue de Nature & Progrès
Photo : S. ter Burg / Discussing Fluid Lobbying at Wikimania 2014
(1) Pablo Servigne et Raphaël Stevens, « Alors, ça vient ? Pourquoi la transition se fait attendre », analyse Barricade, 2014.
(2) Florine Marot, « Les difficultés de pratiquer une agriculture plus durable en Wallonie », UCL, 2014.
(3) « L’Europe sous influence », interview de Martin Pigeon (CEO) par Gilles Toussaint, revue Imagine n° 108, mars-avril 2015.
(4) Sur Youtube, chaîne CEOwebtv : Nouvelle vidéo : Petit tour des lobbies européens… (ajoutée le 13 novembre 2014).
(5) Benjamin Sourice, Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014, p. 29.
(6) Michaël Foessel, « L’apologie des complots », chronique dans Libération, 3 avril 2015.
Cet article fait suite à une série d’articles publiés par le même auteur intitulé : l’anthropocène. Ils sont tous très intéressants et suscitent la réflexion ; ils peuvent être l’amorce d’une discussion en groupe ; l’auteur commence à donner des conférences très didactiques et souvent ludiques, parfois même des conférences gesticulées qui ont la particularité de tenir le spectateur en haleine.
Béatrix Tilquin