La posture de l’enseignant est (devrait être) une posture émancipatrice. Et émanciper, c’est se confronter aux rapports sociaux, aux rapports de domination et de classes. Les établissements scolaires, la relation pédagogique, la classe sont traversés et s’inscrivent dans des relations d’autorité liées à des contrats de travail, à des statuts, des fonctions et des responsabilités. Enseigner, c’est aussi se positionner et agir politiquement dans l’institution scolaire (comme travailleur, mais aussi par rapport à l’objet de la production, au sens du travail), dans la classe, dans la relation pédagogique (par rapport aux contenus enseignés, mais aussi par rapport à l’organisation des apprentissages, au sens de la relation). Le métier d’enseignant est donc (devrait donc être) un combat puisque, même si dans les discours et le Décret Mission, la posture officielle est celle de l’émancipation, dans la réalité, dans tous les établissements et à tous les niveaux, l’École reproduit, voire amplifie, les inégalités sociales et économiques et les transforme en inégalités scolaires qui à leur tour serviront de fondement à des inégalités sociales et économiques. Même si l’effet système est puissant (idéologie de la concurrence, quasi-marché, pédagogisme technocrate, etc.), on a toujours le choix. Par sa pratique de classe, par son positionnement dans l’institution, l’enseignant se positionne dans ce combat. Par les contenus qu’il aborde, par sa pasture dans la classe, par les outils qu’il choisit, par la considération qu’il accorde (ou non) au groupe et aux individus qui lui sont confiés, l’enseignant crée (ou non) les conditions de l’émancipation sociale. Ce n’est pas qu’une question d’engagement: ceux qui acceptent tout sans broncher font aussi de la politique, même s’ils affirment le contraire.
Tu quoque patron-directeur !
Les modes de gestion et de GRH inspirés des méthodes de management entrepreneurial privé s’imposent comme des évidences dans tous les services publics, même au niveau des associations. Personne n’ose plus faire référence à la spécificité des services public je pouvais construire des séquences en pensant développer les fameuses compétences et les faire tourner à vide. Les élèves pouvaient ainsi mieux s’adapter en situation, à l’école, en stage et donc en entreprise. Cours « neutres » vidés de sens, devais-je encore m’étonner qu’il y ait des indisciplinés dans ma classe ? Qu’à tout faire pour éviter les positionnements, la conflictualité intellectuelle, les sujets chauds, la complexité, je laissais le vide se remplir de turbulences. Et puis qu’immanquablement, pas plus neutre, j’en arrivais à leur dire: «Vous croyez qu’à l’usine, ils seront aussi patients que nous? » Il a fallu que je prenne conscience que je n’étais pas élu par les classes, que j’allais devoir gagner une autorité légitime si je voulais éviter d’imposer par la force le contraire de ce que je voulais leur transmettre: une raison d’être des lois, un sens du collectif, le respect de chacun, un accès à la culture, un regard critique.
Rien que ça. Et donc, au cœur de la classe, un conseil, des sujets bouillants, des avis à donner, des correspondants espagnols, des visites d’entreprise, l’apprentissage des travaux de groupe ou encore un projet intergénérationnel avec une association locale. Avec des hauts et des bas, mais avec la conviction que je suis plus en accord avec moi-même, une éthique ne se construisant pas en un jour, sans mal. Elle ne se construit pas seule non plus. Nous sommes donc 8 collègues de la même école, de différents niveaux (de la 3e à la 7e), de différentes filières (qualification, professionnelle, générale) de différents cours (Religion, Menuiserie, Math, Sciences Humaines…) à se voir, à se coformer, à émettre des avis, à prendre de la distance, à oser parler pédagogie et à tester sur le terrain. De la complexité et de la conflictualité assumée. De la politique en somme. Et beaucoup de travail.
Qui est out ?
« La question du pouvoir dans l’établissement scolaire est taboue.»
En dehors de la classe, le combat continue avec l’engagement syndical, pour plus de démocratie sociale, pour imposer des débats et de la réflexion. Le tout avec le risque de me bruler les ailes, de craquer et de retomber de haut (ou pire de me marier avec Carla Bruni). immédiatement associée à la mauvaise gestion et au gaspillage, comme s’il n’y avait pas d’autre manière de faire. Comment faisait-on avant l’ère de la productivité, de l’évaluation, du rendement, de l’efficacité et du burnout? Et est-ce que ça marchait si mal que ça ? La question du pouvoir dans l’établissement scolaire est toujours une question taboue. Présenté tantôt comme une famille, tantôt comme une boite hiérarchisée de façon simpliste, l’établissement scolaire est un lieu de travail dans lequel se jouent les rapports sociaux du travail (patron, travailleurs) et un lieu d’apprentissage dans lequel se jouent les enjeux politiques de la production/reproduction de l’idéologie à travers les contenus, les projets et les configurations relationnelles qu’elle promeut, les parcours qu’elle favorise et ceux à qui elle met des bâtons dans les roues. Combien de chefs d’établissement sont réellement engagés pour faire de leur établissement un outil d’émancipation sociale ? Et quand ils le sont, de quelles latitudes disposent-ils, à qui et à quoi doivent-ils se confronter ? Quelle est l’influence des associations de directeurs? Quel poids les Pouvoirs organisateurs et les réseaux ont-ils ?
Apprendre à penser et s’engager politiquement
La pensée libérale comme référence unique, seule, admise, dans tous les programmes à tous les niveaux, avec un peu de social pacificateur, a envahi tous les programmes et toutes les consciences. Dans les écoles, nous devons tous nous indigner tout en restant neutres. Résultat des courses, il est normal de promouvoir le libre échange et l’austérité budgétaire comme seule solution à la crise, et toute tentative d’en faire une analyse politique, une mise en perspective historique et sociologique, le simple fait de parler de luttes de classes, de rapports de domination, de rapports de force et de luttes sociales est immédiatement disqualifié. Dans les référentiels, les programmes, les méthodes et les outils préconisés, dans les méthodes d’évaluation et d’orientation, tout concourt à promouvoir l’idéologie dominante. Dans tous les cours. Pas seulement dans les cours de sciences humaines. Les référentiels, les cours ne sont pas neutres, ils ne peuvent le devenir que si les enseignants s’en emparent et les abordent honnêtement, c’est-à-dire politiquement. S’il faut de la neutralité, comment peut-on faire autrement que de montrer à voir les conflits politiques qui opposent les scientifiques sur les interprétations possibles du réel ? Sinon, on
laisse croire que l’idéologie dominante est la seule. Apprendre à penser ou apprendre ce qu’il faut penser. Qu’est-ce qui fait la différence ? Et pourquoi est-ce fondamental ? Les cours se vident de savoirs de référence, la communication remplace la pensée et les nouvelles technologies servent de prétexte. L’école apprend ce qu’il faut penser et comment bien communiquer. Peut-on apprendre à penser sans détourner les programmes, peut-on apprendre à penser sans en faire un combat ? Peut-on laisser l’école se mettre peu à peu au service des besoins d’une économie néolibérale et mondialisée ?
Syndicaliste !
L’enseignant syndicaliste apparait souvent comme corporatiste, attaché à ses « avantages », ses congés. Syndicat et service public, ça va bien ensemble: grève, piquet et emmerdeurs. Et ce n’est pas comme ça qu’on deviendra premier à PISA. Alors, quoi, on la fait comment la solidarité ? Et surtout avec qui et pour quoi ? Est-ce qu’un combat pour un enseignement plus égalitaire est possible sans pousser au militantisme pédagogique, à l’engagement dans le travail au-delà de ce qu’exige (et rémunère) le contrat de travail ? La défense du statut, du respect des temps de travail et des conditions de travail des enseignants devrait être non seulement compatible avec un engagement dans la lutte contre les inégalités scolaires, mais devenir une même lutte. Pas celle de ceux qui ne veulent plus rien faire parce que c’est après les heures, mais celle de ceux qui ne veulent pas que ça devienne obligatoire et pour y faire ce que le chef a décidé ! Celle de ceux qui ont compris que la stabilité de l’emploi va de pair avec un devoir d’engagement.
Pierre Waaub
Article publié dans Traces de Changements 225, mars & avril 2016