Jean-François Bastin, vous êtes journaliste et réalisateur avec une longue expérience de travail dans la presse écrite, la radio et la télévision en Afrique et en Europe. On entend de plus en plus des personnes affirmer que les médias mentent et que, par contre, la vérité se trouve sur Facebook sous la forme des vidéos d’origine incertaine…
La méfiance à l’égard des médias n’est pas neuve. A l’époque où ils étaient dominés par la presse écrite, une part importante des lecteurs s’identifiait à tel journal et se méfiait des autres, souvent sans les lire. Les choses ont évolué avec l’audiovisuel, longtemps monopolisé par l’Etat, et surtout avec la télévision qui a pris une énorme dimension commerciale, publicitaire, et devait donc séduire un très large public, au prix d’un lissage et racolage de l’information. Mais il y effectivement un phénomène beaucoup plus récent : internet qui achève d’enterrer la presse papier. La quantité d’informations disponibles est à présent tellement gigantesque qu’elle submerge tout le monde. Personne ne peut s’y retrouver. Paradoxalement, ce phénomène réhabilite le journalisme de vérification, redonne de la noblesse à ce métier. On le voit avec les « alertes » et révélations de type WikiLeaks ou Panama Papers, qui mobilisent des centaines de journalistes de nombreuses rédactions dont certaines encore prestigieuses. Cette information triée, vérifiée, revérifiée, va à l’encontre de cette accusation de mensonge. Pour le reste, dans le déferlement des infos sur le net, dont Facebook, on assiste surtout à un retour du militantisme comme à une certaine époque de la presse papier : chacun y va de son info, de la rumeur ou de l’image qui l’arrange, auxquelles il manque souvent le contexte, la vérification et bien sûr la contradiction… En fait, on est dans un évolution intéressante, mais qui nous oblige à plus de rigueur encore : une certaine appropriation citoyenne de l’information est une bonne chose, des vidéos notamment, filmées par un quidam, peuvent contredire une version unilatérale d’un fait, mais il faut y appliquer un travail d’analyse critique comparable…
« Voici l’information, pas la propagande » était la devise du journal britannique « The Independent », dont l’édition papier s’est arrêtée en mars 2016. C’est un combat de tous temps mais de l’information et la propagande, laquelle est à la hausse et laquelle à la baisse par les temps qui courent ?
Bon exemple de disparition de la presse papier. La devise date justement de l’époque où la presse était surtout un enjeu de pouvoir, avec la tentation de la contrôler (pour un parti) ou de la monopoliser (pour l’Etat). En 1938, il y avait un ministère de la propagande dans le gouvernement Blum. La propagande avait ses adeptes dans toute la société, et puis elle est devenue obsolète, on lui a préféré la « pub » et la « com ». En fait, tout le champ de la communication s’est brouillé, sous ce label rassurant on a fourré l’information, la propagande et la publicité. Le journalisme lui-même a été considéré comme une branche de la communication. La propagande est devenue un très vilain mot, en réalité elle s’est camouflée derrière la jolie communication. Il faut sans doute essayer de redonner leur sens aux mots, comme dans cette devise. L’information est le travail des journalistes, elle consiste à établir les faits, les trier, les rapporter le plus exactement possible, les mettre en perspective, en rapport avec d’autres faits, les analyser éventuellement. La propagande, qui a retrouvé un puissant vecteur avec internet, consiste à essayer de convaincre, à bourrer les crânes, à s’emparer des cerveaux. Et notamment à faire croire qu’elle est la vérité et que le reste est mensonge…
Dans les vieux journaux, l’image servait à illustrer les informations. A présent, dans des tabloïds et des chaînes de télévision dits « modernes » l’information est constituée principalement d’images. L’image démocratise l’information ou la dégrade ?
Oui, cette (r)évolution date de la télévision, d’abord snobée par la radio avant de la supplanter, grâce à l’image. Celle-ci était considérée comme un peu vulgaire, elle a vite fait de démontrer sa puissance. « Le choc des photos », disait déjà Paris-Match. Les magazines papiers qui utilisaient beaucoup l’image, et vendaient beaucoup, ont annoncé la couleur, si j’ose dire. Il n’y a aucune raison de ne pas considérer l’image comme un moyen d’information, le problème ne se pose pas en termes de démocratie, plus ou moins dégradée. L’information est une condition de la démocratie et l’image informe aussi, elle est même parfois irremplaçable. J’en ai fait personnellement l’expérience en Israël et en Palestine, lors d’un reportage radio. Ma liberté de mouvement, l’absence de caméra étaient parfois des atouts, me permettant de multiplier les déplacements et les contacts, mais il m’arrivait de regretter de ne pouvoir filmer et montrer ce que je voyais. Dans certains cas, la description ne valait pas l’image. Celle-ci a une force, une valeur d’information supplémentaire. Mais c’est tout un travail, de tournage, de montage, éventuellement de commentaire. Une image ne dit pas tout, elle peut même tromper, comme les mots. Enfin, il faut savoir que l’image, les images tiennent une sorte de discours parallèle qu’il faut maîtriser. Il y a moins d’information dans un reportage vidéo que dans un reportage radio et moins encore que dans un reportage écrit. Mais il est probable que le reportage vidéo s’inscrira plus durablement dans la mémoire du public. Il faut le savoir.
On entend parfois dire des réalités des pays du Sud, « on n’en parle pas ou pas assez » dans la presse. Ou alors que les médias occidentaux s’intéressent à un événement uniquement à condition qu’il y ait des citoyens occidentaux concernés ou des intérêts économiques occidentaux investis… Est-ce vrai ?
Oui, c’est assez vrai, et c’est vrai partout. L’information locale, nationale passe généralement avant l’internationale. Et celle-ci est souvent traitée, comme vous le dites, en fonction d’une implication nationale dans tel ou tel événement (des victimes belges dans tel accident d’avion) et de la proximité socio-géographique (l’attentat de Paris plutôt que celui d’Abidjan). Mais cette « règle » du mort/kilomètre est universelle, elle n’est pas une exclusivité occidentale, au contraire même : la presse européenne n’est pas la pire à cet égard. Elle compte même des périodiques spécialisés dans l’information internationale et parfois même d’un façon très « sudiste »… Et puis, là encore, les sites se sont multipliés sur internet qui traitent de l’actualité dans de très nombreux pays et fournissent ainsi beaucoup d’information, ou de propagande, ou les deux, et qu’il faut donc lire avec précaution. Quant aux intérêts économiques, ils sont loin d’expliquer la place consacrée par les médias à divers événements : l’appétence supposée du public, le sensationnalisme, les habitudes, les liens historiques, le mimétisme paresseux sont au moins aussi importants que ces « intérêts », souvent mal connus par ailleurs. Ceux qui reprochent cela à la presse sont souvent les mêmes qui ramènent tous les problèmes politiques à des considérations économiques.
Encore un grief formulé à l’égard de la presse : il n’y a que les « communicants » qui peuvent faire passer leurs messages tandis que le citoyen est tenu à l’écart ou alors réduit à la portion congrue : l’espace des commentaires, devenu un déversoir des frustrations et autres phobies.
Pour l’emploi du mot « communicant », voir plus haut. Quelle que soit la confusion créée par cette notion embrouillée, je considère qu’on ne peut réduire tous les journalistes à un rôle mécanique d’intermédiaire, d’enregistreur ou de haut-parleur. Ils ne sont pas des « petits télégraphistes », selon l’expression employée jadis par Mitterrand pour moquer Giscard… Quant aux lecteurs/auditeurs/téléspectateurs, ils n’ont jamais été aussi présents dans les médias, truffés de micros-trottoirs, de « vox pop », de reportages « de proximité » à l’intérêt informatif souvent nul, comme si les médias avaient pour fonction principale de nous tendre un miroir et de nous conforter dans nos opinions. Une fonction « selfie » avant la lettre. Maintenant, si la question est celle de la citoyenneté, du débat public, de la participation à la vie politique et sociale, il est évident, un peu pour les mêmes raisons et pour les raisons commerciales évoquées plus haut, qu’elle occupe une place très réduite à la télévision. Quant aux « forums » et autres commentaires sur internet, sauf quelques sites, rien à ajouter à votre jugement : « déversoir des frustrations et autres phobies »…
La notion « éducation aux médias », l’idée qu’il faudrait éduquer les gens à être des « spectateurs actifs », a -t-elle du sens ?
Evidemment. A l’heure d’internet, elle est plus nécessaire que jamais. Elle devrait faire partie des programmes d’enseignement. Etude historique et comparative des médias, décryptages (une récente expérience de fake volontaire sur internet a permis de piéger des « conspirationnistes »), éducation à l’esprit critique. Celle-ci dépasse évidemment le cadre médiatique, elle concerne plusieurs cours, elle est fondamentale, mais le champ des médias est très riche à cet égard, et fourmille d’exemples concrets. Apprendre à analyser, à douter. Mais surtout en commençant par soi-même, ne pas partir du principe que le problème (l’enfer) c’est les autres… Avoir l’esprit critique, c’est d’abord douter de soi, s’analyser et se critiquer soi-même, se méfier de ses propres émotions. On comprend mieux le fonctionnement des médias quand on est attentif à ses propres pulsions. Les deux sont liés, se répondent. Le médias n’est pas l’autre (l’ennemi, le bouc émissaire), il est aussi moi. Si je n’étais pas client, les médias n’existeraient pas.
Propos recueillis par Antonio de la Fuente
Article publié dans Antipodes n°213, juin 2016, le magazine d’ITECO
Illu: Boulon