Pour renouveler sans cesse nos équipements, beaucoup d’entre nous se tournent vers le crédit, au risque d’ouvrir la porte au surendettement. Mais alors, entre promotion du recours au crédit dans le cadre d’un encouragement au consumérisme d’une part et ostracisme du surendettement d’autre part, quel regard la société porte-t-elle sur les conséquences de ses propres excès ?
LE SURENDETTEMENT EN CHIFFRES
70 % des Belges sont endettés
Fin juin 2016, sept Belges majeurs sur dix avaient contracté au moins un crédit à la consommation ou hypothécaires. Les wallons étaient le plus nombreux à être endettés (71.3%), devant les flamands (68,5%) et surtout les Bruxellois (57.7%). (1)
6 % des Belges sont surendettés
Le pourcentage (en évolution pluriannuelle) de personnes dans un ménage avec au moins deux arriérés pour un ou plusieurs besoins de base (factures pour l’électricité, l’eau, le gaz, le loyer, l’emprunt hypothécaire, les soins de santé) est de 6 % pour la population générale. Mais cette proportion monte à 18 % (presqu’une personne sur cinq !) parmi les personnes dites « à risque de pauvreté », soit environ 15 % de la population belge. (2)
Trouver de l’aide ?
Le Service public de Wallonie propose un portail « Régler son compte au surendettement » avec des outils et adresses pour s’en sortir. Plus d’infos : http://socialsante.wallonie.be
Maïder Dechamps, Plein Soleil
(1) www.observatoire-credit.be
(2) http://barometer.mi-is.be et www.luttepauvrete.be
La spirale infernale du crédit facile
Ne nous y trompons pas, le crédit n’est pas une mauvaise chose en soi. Il a toujours fait partie des transactions commerciales des sociétés humaines. Il est inhérent à la bonne marche d’une société où les biens et les services s’échangent. Il permet aux entreprises d’acquérir du matériel nécessaire à leur fonctionnement mais aussi, par exemple, aux individus de devenir propriétaire de leur maison. Par contre, la propension immanente du crédit à générer des dettes est, elle, beaucoup plus problématique. Le crédit facile comme meilleur ami de l’obsolescence programmée semble revêtir les atours d’une arme d’appauvrissement massive.
Les sollicitations omniprésentes associées à des conditions d’accès au crédit ridiculement légères poussent à l’explosion des achats impulsifs. Le sentiment de pouvoir tout s’offrir et la présence toujours plus virtuelle de l’argent provoque une absence de délais de réflexion. Or, c’est là un des principaux conseils de la plateforme Journée Sans Crédit : « N’achetez pas en fonction de vos émotions du moment. Prenez le temps de réfléchir. »
Ce cocktail détonnant dévoie le crédit de sa mission initiale pour en faire une machine à créer de la précarité. Désormais, il n’est pas rare de jongler avec plusieurs cartes de crédit, dont les unes sont utilisées pour rembourser les dettes générées par les autres. Ce qui fait dire à la plateforme Journée Sans Crédit : « un crédit ça va, trois crédits, bonjour les dégâts. »
Et les chiffres sont affolants. En 2013, la Banque nationale enregistrait 341.416 personnes en défaut de paiement, soit plus d’un emprunteur sur vingt (5,46%). Par ailleurs, 107.103 citoyens étaient admis à la procédure en règlement collectif de dettes ! S’ils donnent le tournis, ces chiffres ne représentent même pas toute l’ampleur du problème. Car contrairement à ce que l’on croit généralement, le surendettement n’est plus autant lié au crédit qu’auparavant. Désormais, nombreux sont ceux à se retrouver dans des situations financières difficiles pour des dettes du quotidien (téléphonie, impôts, loyer, frais médicaux, etc.)
Coupable d’être victime du surendettement
L’analyse de ces chiffres mène à un constat dramatique : le surendettement n’est pas une « simple » question de self-control en matière d’achats impulsifs mais davantage de paupérisation croissante de la société. De trop petites rentrées financières face à une vie de plus en plus chère engendrent des situations tellement limites qu’un imprévu peut, à tout moment, faire basculer des familles entières dans les déboires financiers.
Il n’est donc pas étonnant de constater que les profils les plus représentés dans les statistiques du surendettement sont les chômeurs, les travailleurs à temps partiel et les familles monoparentales. Autant dire qu’encore une fois, le risque de pauvreté pend au nez des femmes dont on sait qu’elles sont majoritaires dans les deux derniers profils cités. Si les jeunes hommes isolés représentent la majorité des surendettés pour cause de crédit, les femmes en charge de famille monoparentales sont, elles, les premières victimes de ces endettements du quotidien.
Le surendettement n’est pas, ici, le résultat des tentations consuméristes. Pas d’achats impulsifs, pas de folie des grandeurs, mais la conjonction d’une vie devenue trop chère et d’un revenu trop faible. Cela donne à réfléchir et suggère de revoir nos certitudes. Non ! Le surendettement n’est pas une histoire de bons à rien qui veulent s’offrir une télévision plus grande que celle du voisin. Ce cliché doit être battu en brèche. Or, dans le climat actuel où tout est fait pour pousser à la responsabilité individuelle à outrance, ce n’est pas évident.
Dans un monde où la dette s’affiche comme le seul mode de gouvernance et son remboursement comme unique programme politique, on nous fait croire que tout ce qui arrive est pleinement de notre responsabilité. Pour éviter le surendettement, il suffirait de savoir se contrôler, de savoir créer un budget et de ne pas faire d’achats inconsidérés.
Or, rien n’est facile, si ce n’est l’accès au crédit, justement ! D’une part, il est très compliqué de déjouer les pièges de la publicité et du climat ambiant jugeant la réussite sociale par les signes extérieurs de richesse. D’autre part, pour ceux dont l’endettement résulte d’une paupérisation progressive, ceux-là ne sont pas en mesure de régler par leur seule volonté la situation de marasme et d’inégalité dans laquelle se trouvent notre économie et le marché de l’emploi.
La lutte contre le surendettement n’est pas une question d’intelligence du consommateur ou de détermination, elle est surtout dépendante d’une vision, d’un engagement pour une politique de l’emploi plus juste et une meilleure compréhension des conditions de vie difficiles des familles monoparentales. Sans quoi, une fois de plus, ce sont les femmes qui trinqueront et donc irrémédiablement, leurs enfants suivront. N’oublions pas que selon l’Unicef, près d’un enfant sur trois vit en situation de pauvreté en Belgique.
En outre, et c’est peut-être là une des conséquences les plus graves de la méconnaissance de cette question du surendettement, aujourd’hui, tout comme les chômeurs, les personnes gravement endettées se sentent coupables et pleinement responsables de leur sort. Selon les anthropologues travaillant sur la question du genre, ce sentiment de culpabilité est d’ailleurs d’autant plus fort qu’il s’agit principalement de femmes. (1) Cela a donc pour conséquence dramatique que ces femmes n’osent pas en parler et qu’elles cachent leur situation.
Cette honte, ce sentiment de culpabilité, de dénégation sociale conduit malheureusement à laisser s’envenimer les choses pour aboutir, dans les cas extrêmes, au suicide. C’est d’ailleurs ce que nous montre de plus en plus le monde agricole. L’extrême brutalité de cette seule issue trouvée par ces personnes dont le surendettement a annihilé tout espoir mais plus généralement, le cas interpellant de ces femmes dont la vie n’offre d’autres choix que de s’endetter, montre à quel point nous devons nous saisir de ces enjeux à tous les échelons de la société. Par conséquent, tout comme pour le chômage, nous devons rompre définitivement avec ces conceptions d’individualisation et de responsabilisation à l’extrême de problèmes complexes dont l’issue doit avant tout venir de l’établissement d’une société plus juste, plus égalitaire et d’une meilleure répartition des richesses.
>> Lire aussi sur Mondequibouge.be l’article « Journée sans crédit »
Corentin de Favereau
Article publié dans Plein Soleil n°814 (octobre 2016), la revue de l’ACRF – Femmes en milieu rural
Photo : © Maïder Dechamps
(1) Voir GUERIN I., SAUSSEY M. et SELIM M., « Endettement et dettes imaginaires des femmes » dans Bernard Hours, Pepita Ould Ahmed (dir.), Dette de qui, dette de quoi ? Une économie anthropologique de la dette, Paris, L’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », Série « Globalisation et sciences sociales », 2013.