Bien sûr, les militants du bon pain et du bon blé savent déjà de quoi je parle. Reste à tous les autres, qui souffrent peut-être d’enzymes mal placés ou de gluten en excès, à se laisser emporter par ce vent vivifiant. Mais s’il faut changer de pain, c’est avant tout de blé qu’il faut changer. Et s’il faut changer de blé, c’est peut-être surtout de vie, ou d’une autre vie, que nous avons besoin… L’heure n’est plus, dès lors, à la récrimination, à la critique des innombrables lacunes de la « vie moderne ». Le moment est venu d’entrer positivement, résolument, dans autre chose. C’est, en substance, ce que nous dit Marie Devuyst que nous avons eu le plaisir de rencontrer. Ecoutons-la parler…
Des semences… et des gens qui se les échangent
« Je m’appelle Marie Devuyst. Je suis bruxello-wallonne, francophone, j’ai trente-quatre ans. Faire des films est mon métier. J’ai suivi les cours de Sint-Lukas, une école flamande de Bruxelles, une école artistique disposant d’une section Arts audio-visuels. On y apprend à utiliser les outils mais surtout à avoir un regard, à être un auteur…
Les protagonistes de mon film, je les ai rencontrés il y a un peu plus de trois ans, à la Ferme du Hayon, à Sommethonne, en Gaume. Marc Van Overschelde y organisait un week-end autour des blés anciens et du pain à l’ancienne. Il y avait convié une série de collègues et d’amis… J’avais été mise au courant par des potes qui trouvaient tout cela très intéressant. Mon intérêt à moi n’était pas directement le pain, mais plutôt la rencontre de personnes capables de faire quelque chose avec des semences, en allant à contre-courant de l’agro-industrie et des cadenas qu’elle cherche à poser sur le monde de la semence. Ces personnes, petit à petit, tissaient un réseau autour de ces bonnes semences-là, seules à même de nous donner encore du bon pain, du pain de qualité bénéfique pour nos santés… A ce moment, je ne savais pas du tout que j’allais en faire un film ; j’allais juste voir mes amis et peut-être leur rendre service, accessoirement, en faisant quelques images puisque j’avais ma caméra avec moi… Au pire, cela nous ferait des images souvenirs et, au mieux, eh bien, il y aurait peut-être plus. Mais j’avais décidé d’en juger ultérieurement… Il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte que tout cela avait vraiment un intérêt. Un intérêt qui tenait aux semences mais, plus encore, aux gens qui se les échangeaient…
Qu’est-ce qui fut décisif ? C’est la passion qui fut décisive, la passion que ces gens mettaient dans ces questions-là. Celle de Marc, évidemment, parce que cela faisait déjà plusieurs années qu’il cultivait des blés anciens. Assister à la naissance d’un projet m’intéressa beaucoup, démarrer avec eux et observer où cela porrait aller. C’était la première fois, en effet, que Marc distribuait des graines à d’autres personnes… Avant cela, il se bornait à les cultiver chez lui, en micro-parcelles expérimentales, et avec quelques grandes parcelles. Or j’assistais au moment où il estimait enfin en savoir suffisamment pour transmettre ses connaissances à d’autres, pour
proposer aux gens que cela intéressait de multiplier autant qu’ils pouvaient… Cette année-là, ils ne furent que cinq à repartir avec des graines mais c’est pourtant là que tout a commencé à essaimer. C’est donc une histoire de rencontres avant tout qui m’a donné envie de faire ce film ; c’est aussi le fait de sentir naître la curiosité de personnes découvrant des céréales différentes permettant de faire du pain différent. »
Quelque chose de concret, quelque chose de beau…
« Le film fut aussi l’occasion, pour moi, d’aborder d’autres enjeux. Marc Van Overschelde a évidemment beaucoup parlé de ceux qui touchaient spécifiquement à la semence. Je m’intéressais depuis longtemps à ce qui touche à l’autonomie des paysans. Tout cela renvoyait globalement à la qualité alimentaire et à ceux qui rament à contre-courant pour faire des produits de qualité sans que le rendement soit nécessairement au centre de leurs préoccupations. J’ai découvert d’autres enjeux par la suite : l’accès à la terre, la difficulté pour des jeunes de se lancer dans ce genre de projets, la dépendance au pétrole, les pratiques agricoles qu’implique le travail avec des semences anciennes, c’est-à-dire le retour à des techniques plus adaptées mais qui sont certainement des techniques du futur… La problématique touchait à énormément de questions et j’ai d’ailleurs dû faire des choix car on ne les retrouve pas toutes dans le film. Le grain et le pain ouvrent à de nombreux enjeux de société qui me paraissaient extrêmement importants à aborder de manière positive. Voilà ce qui fut très important pour moi : ces gens-là sont dans l’action. Plutôt que de se plaindre du système avec lequel ils ne sont pas d’accord, ils se mettent à l’ouvrage, se serrent les coudes pour inventer autre chose. Tout cela donne donc une belle histoire d’humains qui retroussent leurs manches et qui vont là où ils se sentent appelés. Cela m’a sauté aux yeux dès que je les ai vus. Je voulais depuis longtemps parler d’alternatives mais je me trouvais trop souvent confrontée à des gens qui crient et qui manifestent mais qui ne font rien d’aussi concret ni d’aussi beau, esthétiquement parlant…
Les acteurs du film étaient, pour la plupart, déjà présents lors de ce week-end à la ferme du Hayon, au moment où Marc distribua ses sacs grains, plus ou moins au début du film. Le moment où Mano, la boulangère, parle du gluten a également été tourné durant ce premier week-end, même s’il vient beaucoup plus tard dans le film… Ensuite, j’ai resserré mon intérêt autour de quatre personnes ou groupes de personnes. Beaucoup de choses m’ont passionnées dans les vies de chacun et j’ai dû faire des choix drastiques. J’avais au total cinquante heures de « rushes » ! La notion d’habitat, par exemple, est absente du film, ou presque, et j’ai mis pas mal de temps avant de renoncer à l’aborder. Tous sont installés en collectifs, dans des anciennes fermes ou dans des fermes en activité ; tous réinventent le « vivre ensemble » à l’intérieur même de leurs projets… Finalement, j’ai axé mon film exclusivement sur le travail avec les blés anciens initié par Marc lors du week-end inaugural, ce qui excluait de fait d’autres protagonistes importants de la question des semences, comme par exemple Marc Dewalque et le réseau Li Mestère qui est né alors que le tournage avait déjà commencé. Mes principaux choix de scénario étaient déjà faits à ce moment-là… »
Montrer des gens qui vivent leur passion et leur laisser la parole
« Les blés anciens sont donc le fil rouge de mon film mais en sont-ils vraiment le sujet ? le film n’est certainement ni théorique, ni technique ; il ne vise pas à apprendre à cultiver les blés ou à les panifier… J’ai juste voulu partir à la rencontre de ceux qui s’y intéressent et qui se lancent dans ce genre d’aventure ; j’ai cherché à entrer dans leur univers, à découvrir ce qui les motive et à la manière dont ils fonctionnent ensemble. Ce sont ces gens qui m’intéressent avant tout, même si cela n’enlève rien à la thématique. Si on veut comprendre comment les gens se positionnent par rapport à ce qu’ils mangent, il faut aussi comprendre ce que c’est, un blé ancien, un levain ou des pains à l’ancienne. Mais je ne voulais pas que cela prenne trop de place… Certains spectateurs, dès lors, restent un peu sur leur faim mais c’est un parti-pris que j’assume complètement. Il existe déjà suffisamment de littérature pour ceux qui veulent en savoir plus. Pour moi, un film ne se peut pas se résumer à donner de l’information ; le mien n’est donc pas très bavard mais il montre des gens qui vivent leur passion et leur laisse la parole. Pour moi, ils disent très bien ce qu’il faut dire. Je veux éviter que le spectateur se sente bombardé d’éléments théoriques, je veux d’abord le mettre en empathie avec les personnes que je lui présente. Bien sûr, cela plaît parfois moins aux spécialistes – agriculteurs, boulangers… – qui peuvent avoir le sentiment de ne pas en apprendre assez. Mais je préfère que le film soit une découverte pour le consommateur moyen, quitte à frustrer un peu les spécialistes… Ma chance a été que mes personnages soient tous sympathiques et très attachants. Or je ne les ai pas réellement choisis ; cela a sans doute fait partie des choses qui m’ont séduites lors de ce premier week-end. Tous ces gens passent bien à l’image et on a envie d’écouter ce qu’ils disent, de voir ce qu’ils font… Le casting s’est fait tout seul ; c’est peut-être cela, la magie du cinéma.
Il y a donc encore énormément de belles choses que je n’ai pas pu mettre dans le film ; des petites perles qu’on doit mettre à la poubelle parce qu’un film doit faire une grosse heure, pas plus. C’est comme cela. Peut-être qu’il y aurait un deuxième, un troisième, un dixième film à faire dans tout ce que j’ai filmé, mais ce n’est en tout cas pas moi qui le ferai. Pour le moment, je n’ai plus envie de faire du cinéma. Jusqu’à il y a peu, faire ce film m’a plutôt coûté de l’argent ; les petites aides que j’ai reçues ont surtout permis de payer les techniciens et quelques frais divers : j’ai tout filmé moi-même mais j’avais quand même toujours accompagnée par un preneur de son. J’ai également pu compter sur le concours d’une monteuse et de techniciens pour la post-production. J’ai bénéficié d’aides en services de différents ateliers de production qui m’ont permis de finir proprement le film. Maintenant, il commence à tourner et les DVD sont disponibles à la vente, ce qui me permet d’avoir enfin quelques petits défraiements. Un achat par une télé, ce serait vraiment cool… Pas de quoi pourtant en faire vraiment un métier avec un vrai salaire, loin de là… Pour le moment, je vis en France la plupart du temps où des amis qui travaillent dans le bâtiment m’engagent de temps en temps pour plafonner à l’argile. Cela me plaît bien… »
Un autre film ?
« Faire un film prend une place folle dans votre vie ! C’est énormément de temps passé devant des écrans. J’ai énormément pris sur moi pour finir le montage et la post-production, alors que je suis plutôt faite pour être dehors et active, pas le cul sur une chaise face à l’ordinateur… Là, je veux me poser, construire ma maison et faire mon pain. Mon potager aussi… Faire un autre film ? Oui, un jour, peut-être… Mais pas tout de suite… Parler d’habitat me plairait beaucoup. L’accès des jeunes à l’habitat est très problématique et nous restons cloisonnés dans des réglementations dépassées qui ne reconnaissent, par exemple, pas le droit à habiter de manière légère, ou nomade… Le droit d’opter pour un « inconfort » assumé, voulu et choisi. On ne laisse pas en paix les gens qui sont dans ces démarches-là afin d’être plus en osmose dans la nature, et certainement pas par nécessité ou par fainéantise. L’habitat raconte bien l’essentiel, ce dont on a vraiment besoin pour vivre… Or l’habitat léger permet une créativité et une flexibilité qui sont extrêmement intéressantes, et j’oserais même dire souvent plus en harmonie avec le paysage… Que d’horreurs n’a-t-on pas permises au nom des sacro-saintes « villas quatre façades » ? En plus, elles sont souvent construites avec de mauvais matériaux polluants et qui ne dureront pas… Aujourd’hui, les gens ont plus d’impact sur la société par ce qu’ils consomment – au sens très large – que par ce qu’il votent. Le levier sera puissant si de plus en plus de gens intègrent à cela comment on se déplace, comment on s’habille et comment on habite… Rares sont ceux qui peuvent aujourd’hui prétendre ignorer l’impact énorme de leur consommation. Il ne s’agit plus de stricts choix de vie individuels et personnels mais bien du soutien que nous apportons, ou non, à des forces souvent destructrices. Il me semble urgent d’ouvrir le débat à ce sujet. Je pense que mon film contribue à le faire. »
Dominique Parizel
Article publié dans Valériane n°124, mars-avril 2017
Quand le vent est au blé, un film de Marie Devuyst, 2016
71 minutes (version télé de 54 minutes)
Infos : www.quandlevent.be