Anseremme 1927. Balade au bord de la Meuse. C’est mon grand-père qui prend la photo. Il aime ce coin de Belgique où il vient souvent pêcher. Cette année-là, il a même trouvé un travail comme comptable dans un hôtel de Dinant afin de pouvoir se livrer à son passe-temps favori dès qu’il a un moment de libre. Parfois, le dimanche, sa famille fait en train le voyage depuis Bruxelles et on se promène le long de l’eau en habits du dimanche. Sur le cliché, il y a mon père qui a 17 ans et sa sœur qui en a 20. Ces deux-là s’adorent. Assis sur le garde-fous du chemin ils se tiennent discrètement la main. Ils ne perdront jamais le contact l’un avec l’autre, sauf pendant les quelques années de captivité de papa dans un offlag en Allemagne de 40 à 45. Même à 90 ans, alors qu’elle est devenue grabataire et aphasique, papa continuera à aller voir sa sœur chaque semaine, guettant les signes d’amélioration…
Sur la photo, il y a aussi une dame en grand deuil. C’est la seconde épouse de mon grand-père. Papa et sa sœur l’appelaient « maman », car elle les avait élevés depuis tout jeunes…
Mais qui sont les deux messieurs ?
En costume sombre, appuyé lui aussi au garde-fous, c’est l’oncle Guillaume, l’oncle maternel du photographe. Et assis par terre en dépit de son pantalon clair, c’est Jean, son ami.
Guillaume et Jean vivent ensemble depuis la guerre de 14-18.
Ils vont partout à deux et on n’invite pas l’un sans l’autre. Ils sont de toutes les noces et je conserve le service à café qu’ils ont offert en cadeau de mariage à mes parents en 1934. « Le service de Guillaume et Jean » disait maman pour le désigner.
Guillaume est mort en 1935, mais je me souviens encore d’avoir vu Jean au mariage de ma cousine Clairette en 1958. Vingt-trois ans après le décès de Guillaume, on considérait toujours Jean comme un membre de la famille.
Bien des années plus tard, j’ai interrogé mon père, puis un de ses cousins : « Guillaume et Jean étaient un couple homosexuel, n’est-ce pas ? ». Ma question a provoqué la stupeur et la même réponse médusée : « On n’a jamais perçu Guillaume et Jean comme ça ! ».
Pourtant quand j’ai fait mon « coming-out » auprès de mes parents, ce qui a provoqué la série habituelle d’émotions et de réactions en chaîne que je cite dans le désordre : hébétude, larmes, colère, pitié, dénégations, admonestations, conseils et recommandations diverses, j’ai dans la foulée entendu ma mère disculper son héritage génétique en envoyant à mon père : « c’est de ton côté que ça vient ! Souviens toi de ton oncle Guillaume ! ».
A l’époque de Guillaume et Jean, on n’avait pas comme aujourd’hui le goût de l’explicite, on préservait les apparences de respectabilité bourgeoise et on cultivait la discrétion sur toutes les formes de la sexualité, y compris les plus banales. Les homosexuels de ces temps-là avançaient masqués et leurs amours ne disaient pas leur nom, selon la formule d’Oscar Wilde.
Récemment, un jeune cousin, arrière petit-fils de la jeune fille de la photo s’est marié, et quoique le couple que je forme avec mon ami soit ancien et de notoriété publique, mon compagnon n’a pas été invité à la noce. Une mauvaise information ou un oubli sans doute… Je suis allé seul au mariage, non sans avoir eu envie de leur refiler le service à café de Guillaume… Mais, pratiques, les mariés avaient indiqué pour les cadeaux un numéro de compte en banque en vue de soutenir leurs projets.
Comment se fait-il que dans un milieu social aussi stable qu’une famille on puisse constater ces changements ? Avant les années 1960 on veille à ne pas oublier d’inviter un couple homosexuel aux réunions familiales et quelque soixante ans plus tard la même famille ne le prend plus en compte (« volens nolens », comme on dit) ? Et on voit bien, par la réaction de ma mère lors de mon « coming out », que tout le monde savait de quoi il retournait pour Guillaume et Jean. Ce qui a changé en soixante ans, c’est l’explicitation verbale, le socialement manifeste. On pouvait supporter le couple d’hommes parce qu’il était non dit en tant qu’homosexuel. Dès qu’il est manifesté au grand jour, c’est à dire dans le langage, il crée le malaise ; il devient embarrassant.
Ce que les homosexuels ont gagné en visibilité, ils l’ont perdu en bons rapports quotidiens.
Et pourtant, sous peine de crever, il fallait bien qu’on finisse par se montrer au grand jour ! C’est une idée reçue aujourd’hui qu’il n’y a plus dans nos pays de problèmes pour les homosexuels : ils ont reçu des droits. Le mariage, l’adoption possible d’enfants, des papiers pour les conjoints étrangers, les droits de succession réduits, la pension de réversion pour les veufs…
Cette visibilité et cette normalisation fut l’aboutissement d’un très long processus et eut un prix.
Aujourd’hui encore, des dizaines d’Etats dans le monde pénalisent les personnes LGBT : peines de prison, torture, travaux forcés ou peine de mort. Ce sont surtout les pays d’Afrique et d’Asie Occidentale. Dans le monde « développé », la situations des personnes LGBT s’est lentement améliorée après la Seconde guerre mondiale. Mais on venait de loin : en Allemagne dans la période 35-45, l’homosexualité était considérée par les nazis comme une « gangrène sociale » dont il fallait purifier la société ; les gays étaient envoyés en camp de concentration.
Sinon, ce fut la Révolution française qui nous libéra des bûchers. En établissant de nouvelles normes juridiques, le Code pénal de 1791 dépénalise l’homosexualité, ce sur quoi le Code pénal de 1810 établi sous le règne de Napoléon premier, ne reviendra pas, grâce sans doute à Cambacérès, son principal rédacteur et homosexuel notoire. Le Code Napoléon va d’ailleurs influencer d’autres législations européennes. Pour autant, on aurait tort de considérer que l’homosexualité aurait dès-lors été socialement acceptée.
Elle reste réprouvée tout au long du XIXe siècle par la mentalité bourgeoise. C’est au cours de ce siècle que le mot « homosexualité » apparaît (probablement en 1869), siècle connu pour le développement de la médecine, qui la juge comme une maladie mentale. L’avènement de la psychanalyse n’arrangera pas les choses, Freud considérant l’homosexualité comme une perversion.
Après la défaite de la France face à l’Allemagne nazie, le gouvernement de Philippe Pétain copia le IIIe Reich et fit voter en août 1942 une loi pénalisant à nouveau l’homosexualité en introduisant une mesure discriminatoire sur l’âge du consentement. Les pratiques homosexuelles impliquant des personnes de moins de 21 ans (âge de la majorité civile) sont désormais illégales. Les peines encourues vont de six mois à trois ans de prison.
Pendant ce temps en Allemagne les homosexuels, qu’ils soient allemands ou résidents en Allemagne, condamnés en vertu du paragraphe 175, sont envoyés en camp de concentration. On les appelle les « triangles roses », de la couleur du petit triangle qu’ils portaient sur leurs uniformes de prisonniers. En Europe, on estime que 10 mille homosexuels sont déportés dont peut-être 4 mille survivront à la rigueur des camps.
L’après-guerre en France voit franchir un pas de plus dans la répression de l’homosexualité ; non seulement les textes de Vichy restent en vigueur, mais l’homosexualité se voit qualifié de « fléau social » et devient circonstance aggravante en matière d’outrage à la pudeur . Dans ce contexte, la police tant en France qu’en Belgique se met à constituer un fichier des personnes homosexuelles.
En 1969 à New-York, la rébellion spontanée des homosexuels et travestis (drag queens) contre les persécutions policières inaugure une nouvelle ère, celui de la révolte et de la prise de parole des personnes LGBT.
En Belgique, la répression de l’homosexualité s’est toujours appuyée sur les concepts pénaux d’outrage aux mœurs et de débauche. Les homosexuels fréquentant les lieux de rencontre qui leur sont spécifiques sont fichés par la police jusque dans les années 1980. Le célèbre procès à l’encontre de Michel Vincineau, professeur de droit à l’ULB et propriétaire de saunas gays, fut un exemple de l’usage de la notion de « débauche » comme mode d’intimidation et de persécution des homosexuels. A la suite de ce procès retentissant la notion de débauche en droit fut remise en question.
En France la victoire socialiste en 1981 conduit à l’interdiction du fichage des personnes homosexuelles. L’année suivante, sous l’impulsion du ministre de la Justice, Robert Badinter, l’homosexualité est dépénalisée. C’est la fin d’une discrimination pénale et légale.
En Belgique, le Code pénal spécifiait depuis 1965, un âge de majorité sexuelle différend pour les homosexuels (18 ans) et les hétérosexuels (16 ans). Cet article a été aboli en 1985. La majorité sexuelle a été fixée à 16 ans pour tous.
Signalons enfin une étape mondialement significative : l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a supprimé l’homosexualité de la liste des maladies mentales en 1990.
Pour changer leur regard, il aura fallu que nos contemporains se sensibilisent aux injustices et persécutions séculaires subies par les personnes LGBT ; aux exécutions, emprisonnements, relégations et déportations nazies, fascistes, communistes et ecclésiales. Il y eut aussi les psychiatrisations, les lobotomisations, les castrations chimiques, les thérapies réparatrices, les prières de conversions et de guérison… Mais de tout cela, ce furent sans doute les innombrables morts du sida qui firent prendre conscience aux gens que les homosexuels étaient parmi eux, qu’ils étaient leurs voisins restés invisibles jusqu’alors, qu’ils formaient des couples comme eux, parfois solidaires jusqu’à la mort… mais sans avoir les mêmes droits. Il aura fallu aussi pour changer les lois la mobilisation de tout l’attirail institutionnel nécessaire : des alliances politiciennes, des débats dans les parlements, des études d’experts, des articles de presse et des émissions télé…
Il y eut aussi évidemment les mobilisations des « contre » ! pour rappel, les centaines de milliers de personnes mobilisées dans les « manifs pour tous » françaises contre le mariage des personnes de même sexe.
Mais si la loi change dans nos sociétés occidentales, les mentalités changent-elles pour autant ? Comme le montre dans ma famille le cas de Guillaume et Jean par rapport à mon ménage aujourd’hui, on dirait que plus on nous voit, moins on nous aime. Autour de nous , les attentats homophobes restent fréquents, sans parler des insultes.
On n’aurait rien obtenu si on ne s’était pas révolté contre les persécutions policières, si on n’avait pas manifesté pour acquérir les mêmes droits que les autres citoyens, si on n’était pas sortis dans la rue, nous montrant tels que nous sommes, avec nos outrances, nos attirails, nos looks improbables et interlopes, mais aussi avec notre courage et notre respectabilité. En même temps, se mettre en pleine lumière, c’est aussi attiser les haines homophobes. Les discours homophobiques se sont multipliés, surtout ceux des autorités religieuses, l’église catholique romaine en tête qui n’a pas manqué l’occasion de s’allier à l’Arabie Saoudite pour faire barrage aux propositions de textes onusien visant à dépénaliser mondialement l’homosexualité.
Nos droits sont devenus un enjeu politique en Russie, dans nombre de pays d’Afrique, en Islam et ailleurs. Et les personnes LGBT de ces pays restent souvent des proies désarmées et sans défense face à des pouvoirs en quête de boucs émissaires.
Les sociétés occidentales ont-elles pratiqué vis à vis de nous des accommodements raisonnables ? La fin des persécutions, la reconnaissance de droits égaux en matière de vie sexuelles et de socialité sexuelle (pacs, mariage, adoption, homoparentalité, héritage…) font-elles partie de ce qu’on considère comme des « tentatives d’une société de s’accommoder des exigences des minorités en son sein en vue d’une plus grande égalité des chances » ?
Allez essayer de dire aux Juifs que la fin des chambre à gaz, de l’étoile jaune et des vitrines brisées sont dues à un accommodement raisonnable !
Les personnes LGBT sont des citoyens, comme tout le monde, même si elles ont comme les Juifs, les Manouches, les personnes handicapées, un passé historique et social fait d’ostracisme et de relégation. Les droits citoyens leur sont dus ; ce n’est affaire que de justice et pas du tout d’accommodements.
Quand la question du mariage pour tous fut posée, elle suscita bien des débats. Non seulement du côté hétérosexuel, mais également du coté homo. Allait-on nous aussi entrer dans les normes dominantes alors que de tout temps nous étions des parias brocardant souvent les respectables bourgeois. Nous avions souvent envie de chanter avec Georges Brassens : « Ne mettons pas nos noms au bas d’un parchemin ». Allions-nous devenir de tranquilles ménages ? Jean Genet allait se retourner dans sa tombe, lui qui pensait, comme beaucoup d’entre nous , que l’homosexualité était révolutionnaire ! N’aurait-il pas fallu proposer à toute la société de repenser ses normes ? Imaginer de changer le mariage lui-même plutôt que de l’ouvrir tel quel, de le toiletter, pour les couples de même sexe ? Ce fut pourtant cette dernière option qui fut conservée. Pour les homos, la même chose. Soit. Nous y avons gagné une normalisation quitte a perdre nos spécificités…
Ceci dit, il reste à vivre ensemble en étant égaux mais différents. Une question de bien-être partagé. Et là, il faut bien qu’on s’accommode. Et pour les personnes LGBT il y a encore du chemin à faire, non seulement du côté des droits (surtout dans les pays indiqués plus haut) mais même aussi du côté des accommodements. Je ne citerai que le cas des personnes transgenre ou intersexe qui souffrent au quotidien de devoir se positionner comme masculin ou féminin ou de se voir assignées d’office un genre qui ne leur est pas confortable. Pourquoi dans la moindre démarche, ne fût-ce que pour acheter un bien de consommation faut-il remplir des formulaires où on se désigne comme homme ou femme ? Pourquoi doivent-elles subir des regards interrogateurs dans les toilettes publiques ? Pourquoi la société vit-elle à tout instant dans l’obsession de la binarité masculin féminin ? Les personnes cisgenres ne réalisent pas au quotidien l’omniprésence de ces assignations genrées. On voit heureusement apparaître de plus en plus de mesures en faveur de ces personnes trans ; toilettes qui leur sont réservées, manière neutre de parler aux clients (les chemins de fer hollandais viennent de modifier les messages de leurs hauts parleurs dans les gares ; ils ne diront plus « mesdames, messieurs », mais utiliseront une formule neutre). C’est un vrai combat qui se joue jusque dans le langage. Une bonne occasion de réfléchir à la grammaire française qui stipule arbitrairement que le masculin l’emporte sur le féminin.
En conclusion, j’aimerais laisser une question en suspens : quand on élabore en faveur d’une minorité discriminée un accommodement raisonnable, n’est-ce pas, dans beaucoup de cas, parce qu’on veut éviter de changer ses propres normes ? Plutôt que de bricoler des excroissances, ne vaudrait-il pas mieux inclure tout le monde ? Cela impliquerait de réfléchir les normes en vigueur à partir du point de vue des minorités. A voir.
Je rêverais d’une ville où se promèneraient, tranquillement sur les mêmes piétonniers, des femmes en foulard, des hommes en tshirt arc-en-ciel marchant la main dans la main, des policiers sikhs en turban, des familles de tous les genres, mono-hétéro-homo-parentales, des enfants de toutes les couleurs et de tous les genres (la liste n’est pas exhaustive)… Je rêverais d’une plage où s’amuseraient ensemble des femmes en burkini et des femmes en bikini, je rêverais d’une cantine où on pourrait ensemble, à la même table, manger du stoemp-saucisse et du couscous halal… Chacun vivant avec l’autre différent, chacun vivant ce qu’il est en acceptant que l’autre se comporte et pense autrement, en étant heureux qu’il soit « autre ». Faut-il des lois pour ça ? Sans doute seulement de l’amour…
Michel Elias
Article paru dans Antipodes n°218 (septembre 2017), la revue d’ITECO
Illustration : Boulon