Prendre conscience des contextes dans lesquels nos élèves ont appris la langue française, outil de base de notre métier, c’est aussi découvrir leurs besoins, leurs difficultés. C’est comprendre leur rapport à cette langue qui jouera un rôle essentiel dans leur scolarité.
Français langue maternelle
Myriam est syrienne. Depuis son plus jeune âge, elle parle l’arabe dialectal. C’est dans cette langue que se sont développées ses compétences de communication. Myriam n’a pas le français comme langue maternelle (FLM).
Apprendre une langue, c’est s’inscrire dans une société humaine, c’est s’imprégner d’une manière de voir et de dire le monde. La langue dite maternelle est la langue dans laquelle grandit l’enfant. C’est la langue dans laquelle il intériorise inconsciemment les codes de son environnement, non seulement à travers les sons et les intonations, mais aussi à travers la manière d’exprimer ses émotions, ses besoins, ses relations aux personnes qui s’occupent de lui et constituent sa communauté d’appartenance. Cette langue se construit peu à peu comme la langue de référence par laquelle l’enfant intègre ce qu’est une langue et comment elle fonctionne. Les caractéristiques de cette langue « première » joueront un rôle très important, dans l’initiation linguistique de chaque enfant. Certaines langues sont surtout de tradition orale (sicilien, tamachek, berbère…). D’autres ont développé, au cours de l’histoire, une communication écrite complexe et précise (arabe classique, mandarin, persan…). Selon le niveau de scolarité de l’environnement familial, l’enfant développera une langue colorée de significations tantôt pragmatiques, bien ancrées dans le concret du quoti- dien, tantôt plus conceptuelles et abstraites. Bien avant son entrée à l’école, chaque enfant s’approprie ainsi la « grammaire » et la « musique » de « sa » langue ; il s’imprègnera de l’identité culturelle propre à celle-ci à travers les comptines et berceuses, les onomatopées et expressions, à travers ses codes particuliers. Par ailleurs, bien souvent et de tout temps, des enfants se sont trouvés confrontés à deux ou même trois langues « maternelles ». Ainsi, bien des enfants marocains ont appris à la fois le berbère et l’arabe dialectal. Et dans les familles européennes, il n’est pas rare de voir des parents élever leurs enfants dans l’anglais du papa et l’espagnol de la maman. Le bilinguisme, voire le plurilinguisme, est généralité plutôt qu’exception.
Français langue étrangère, français langue seconde
À son arrivée en Belgique, pendant les grandes vacances 2016, Myriam a reçu quelques cours de français donnés par des bénévoles. Elle peut dire « bonjour » et « au revoir », comprendre et répondre quand on lui demande comment elle s’appelle, signaler par une phrase correcte qu’elle doit aller aux toilettes… On aurait tendance à dire que Myriam a suivi des cours de français langue étrangère (FLE). Pourtant sa situation est bien différente de celle de Yoko, Japonaise vivant à Tokyo, qui désire entretenir une correspondance avec son amie française Camille et qui, pour ce faire, fréquente une classe française organisée par l’Alliance française de la capitale nippone. Ce qui distingue Myriam de Yoko, c’est, entre autres, le fait que Myriam est confrontée quotidiennement à la langue française, en dehors des cours de français. Habitant Bruxelles, Myriam entend parler français à la boulangerie, dans la grande surface près de chez elle, à la poste… Pour elle, et contrairement à Yoko, le français n’a donc pas le statut de FLE (français langue étrangère), mais celui de FLS (français langue seconde).
Selon une recherche rapportée par Abdelilah-Bauer (1), il faut compter entre quatre et sept ans d’exposition à la langue pour que les élèves acquièrent un niveau de maitrise équivalent à celui des natifs. Même si l’enfant est très jeune, même si les familles soutiennent cet apprentissage complexe et multiple, le seul bain langagier est donc très rarement, pour ne pas dire jamais, suffisant. Malgré les cours dispensés, avec bienveillance, à Myriam, pendant les vacances, le chemin est encore long pour qu’elle atteigne un niveau de français comparable à celui des autres élèves francophones de sa classe. C’est pourquoi des dispositifs ont été mis en place dans les écoles, dès les années 80, en Fédération Wallonie-Bruxelles, à l’attention d’élèves comme Myriam.
Dispositif d’accueil et de scolarisation des primo-arrivants
À son arrivée, Myriam, âgée de six ans, parlait exclusivement l’arabe dialectal et a été inscrite dans un dispositif d’accueil et de scolarisation des primo-arrivants (Daspa). Pendant plusieurs mois, elle a ainsi suivi, dans cette structure, des cours intensifs de français et s’est familiarisée avec le fonctionnement de notre système scolaire.
Dès le début des années 2000, la Communauté française de Belgique a mis en place les classes passerelles, visant à l’insertion des élèves primo-arrivants dans notre système scolaire. En 2012, ces classes passerelles se sont renforcées, leur accès en a été assoupli, elles sont devenues des Daspa. Si les Daspa semblent davantage répondre aux besoins des primo-arrivants à partir de onze et douze ans, par contre, à l’école fondamentale, bien des questions restent soulevées. Non seulement l’ouverture des Daspa est limitée à quelques établissements et bien des élèves allophones n’y ont pas accès, mais, même quand il y a un Daspa, tout élève n’y a pas forcément droit. Si Myriam a pu bénéficier du Daspa de son école, c’est parce qu’elle est arrivée en droite ligne de Syrie avec la nationalité syrienne. Kelly, Brésilienne, parle, elle aussi, une autre langue que le français, mais ses parents ont transité pendant deux ans par l’Espagne appartenant à l’espace Schengen ce qui a fait perdre à Kelly son accès au Daspa.
Myriam a fait de rapides progrès en français oral et a pu intégrer la classe de première année au mois de janvier où elle a pu poursuivre deux séances hebdomadaires d’apprentissage de la langue de l’enseignement (ALE).
Français langue de scolarisation, français sur objectifs spécifiques
Dans sa classe de première, Myriam rencontre Blanche et Yuliya. Contrairement à Myriam, toutes deux sont nées en Belgique et sont scolarisées depuis l’âge de trois ans. Blanche parle le français avec sa maman et l’anglais avec son papa. Yuliya parle le français avec ses deux parents. C’est donc avec des atouts différents que chacune d’elles va apprivoiser le français, plus uniquement pour communiquer, mais aussi pour apprendre. C’est le français langue de scolarisation (FLSco).
« Prendre conscience des contextes dans lesquels nos élèves ont appris le français. »
Au secondaire et au niveau des études supérieures, voire dans le monde professionnel, le FLSco est parfois associé à une branche particulière du FLE, dénommée FOS (français sur objectifs spécifiques).
Apprendre le français pour apprendre à l’école ou pour exercer un métier dans un domaine spécifique dépasse en effet les limites de l’apprentissage d’une langue pour communiquer au quotidien. Selon Michel Verdelhan (2), le français de scolarisation (FLSCO ou FLScol) est la langue dans laquelle les enseignants expliquent les savoirs disciplinaires, c’est la langue qui accompagne et rend possible le travail de la pensée qui soutient l’appropria- tion des savoirs, c’est la langue des écrits spécifiques au monde scolaire, tels le résumé, la synthèse ou l’argu- mentation. C’est enfin la langue dans laquelle l’élève s’exerce, exécute des consignes, décode des énoncés… Bruno Maurer (3) ajoute que le FLSco est aussi une langue qui, au sein de la classe, fait appel à des compétences langagières essentielles pour l’émancipation de chaque apprenant : oser se confronter, argumenter, se justifier, expliciter ses accords et désaccords.
En classe, Myriam et Blanche progressent bien, Yuliya plus difficilement. Myriam pourtant était allophone il y a peu, Blanche est bilingue et Yuliya francophone.
Le paradoxe du FLSco, dans le contexte de nos classes, est qu’un élève allophone peut être déjà tout à fait familiarisé avec ce niveau langagier dans sa langue d’origine alors que des élèves francophones issus de milieux plus fragiles peuvent en être très éloignés. Pour l’élève allophone en phase avec les codes scolaires, le défi sera d’acquérir le français pour traduire ce qu’il sait déjà… Face à l’élève francophone fragilisé par une méconnaissance de ces codes, la difficulté pour l’enseignant sera de percevoir qu’au-delà de l’usage d’une langue familière, cet élève devra intérioriser une manière de penser, de s’exprimer, d’analyser, de se mettre à distance, ce qui, pour lui, relève pratiquement de l’apprentissage d’une langue étrangère.
Devant un tel paysage apparait comme une évidence la place que la langue et son apprentissage doivent occuper dans la pratique de chaque enseignant. Dès les premiers pas à la maternelle, l’attention aux langues des élèves doit permettre de débusquer les maladresses, les timidités, les fragilités pour éviter que les écarts de langue ne se creusent sans cesse davantage, au fil de la scolarité, avec le risque d’entrainer ces élèves dans la spirale de l’échec scolaire.
L’équipe pédagogique aura un rôle essentiel à jouer dans la mise en place et la poursuite d’une politique cohérente en matière de langue. Cela suppose de développer de façon systématique et stratégique une conception claire de l’enseignement de la langue et du rôle de la langue à l’école afin d’accroitre la réussite scolaire de tous les enfants.
Véronique Baudrenghien et Nicole Wauters
Article publié dans « >Traces de ChanGements n°232 (septembre-octobre 2017), la revue de ChanGements pour l’égalité (CGé)
(1) B. Abdelilah-Bauer, Le défi des enfants bilingues, La Découverte (2008)
(2) et (3) M. Verdelhan, B. Maurer et M.-C. Durand, Le français, langue de scolarisation : vers une didactique spécifique (2002)