Vous plaidez pour l’intégration d’une perspective de genre dans le système éducatif. Comment la question du genre est-elle accueillie dans le monde de l’enseignement ?
En règle générale, il y a une grande ignorance des mécanismes inconscients de différenciation sexuée. Ces mécanismes sont très délicats et les inégalités sexuées à l’école sont extrêmement subtiles et peu visibles. Curieusement, la première chose à faire, c’est donc de montrer qu’il y a un problème. Quand on aborde les questions de genre, les gens n’éprouvant pas le problème de prime abord, ils ne sont pas motivés à y trouver des solutions. C’est typique dans le milieu de l’enseignement, mais aussi dans le secteur syndical, au niveau politique… Ceci dit, il y a bien quelques personnes qui sont sensibles à ces questions et mettent en place des pratiques visant plus d’égalité. Mais elles restent minoritaires.
Vous parlez notamment d’un « programme caché d’inégalités » à l’école. De quoi s’agit-il ?
C’est un programme qui met les garçons et les filles dans des conditions d’apprentissage qui ne sont pas les mêmes. Cela concerne aussi bien les contenus des cours que la relation entre les élèves et les enseignant·e·s, la direction, l’inspection, etc. Dans les deux cas, il y a un traitement différencié des élèves en fonction du genre. Toute une littérature existe à ce sujet.
En quoi les contenus des cours, par exemple, sont-ils porteurs d’inégalités ?
Prenons le cas des cours d’histoire. Tout ce qui concerne les luttes des femmes n’est pas vraiment valorisé. On parle très peu du féminisme et quand on en parle, c’est un peu « en rigolant ». Il n’est pas présenté comme un mouvement social et politique, comme ce fut par exemple le cas des luttes ouvrières au 19e siècle. En littérature, les femmes qui ont écrit dans l’histoire n’ont pas la place qu’elles pourraient avoir. Quant à la littérature actuelle, elle regorge d’écrivaines de talent et pourtant leur représentation au sein des cours ne correspond pas à la réalité. Donc, au niveau des contenus, il y a une invisibilisation, voire parfois une infériorisation, des femmes.
Et pour ce qui est des interactions entre enseignant·e·s et élèves ?
La manière d’interroger, de donner la parole, de poser des questions, est extrêmement différenciée en fonction du sexe. Les garçons ont peut-être plus d’ennuis de discipline et sont plus souvent punis. Mais, contrairement aux idées reçues, ce traitement là leur est, au final, favorable. En effet, que ce soit pour les encourager ou les réprimander, les garçons bénéficient de manière générale de plus de temps de parole et d’attention. Or, ce temps est un indice d’intérêt. Une étude sur les punitions montre, par exemple, que les punitions sont valorisantes pour les garçons. Inconsciemment, les enseignant·e·s privilégient davantage les garçons et ne donnent pas suffisamment aux filles l’occasion d’être fières d’elles-mêmes (1). Beaucoup d’études montrent que les filles ont tendance à se sous-estimer par rapport à leurs capacités et les garçons à se surestimer.
Des études et ouvrages (2) soulignent également que le système éducatif et l’appareil punitif scolaire ont tendance à renforcer les garçons dans des attitudes de virilité. En enfermant les garçons dans des comportements et rôles déterminés (« un garçon, ça ne pleure pas », « les garçons sont bruyants, mauvais élèves »), l’hyper-masculinité peut aussi faire des dégâts, notamment sur la santé mentale de certains adolescents. Travaillez-vous sur ces questions aussi au sein de la Commission Enseignement du Conseil des femmes francophones ?
Nous pensons que la question du genre englobe les garçons comme les filles. Il est évident que les assignations de rôle pèsent également sur les garçons et nous avons souvent insisté sur le fait que la tolérance des adultes pour l’« indiscipline », le manque de soin, pour tous ces comportements socialement construits des garçons est nuisible à leur scolarité.
Vous pointez aussi la valorisation de certaines filières comme facteur d’inégalités entre les filles et les garçons.
Oui. En principe, tous les cours sont à égalité. Mais en pratique, les maths fortes et sciences fortes sont plus valorisées que les sciences sociales et économiques. Or, on constate que les filles sont plus nombreuses dans les options moins valorisées. De la même manière qu’elles se retrouvent plus tard dans des secteurs moins valorisés du marché du travail.
Les métiers de l’enseignement sont marqués par une présence massive des femmes (97% dans le maternel, 82% dans le primaire (3)), sauf à l’université (16%) et au sein des postes à responsabilité. Un autre constat d’inégalités dans le monde de l’enseignement ?
En effet. Il faut savoir qu’un grand nombre de métiers se sont féminisés au cours du 20e siècle : enseignement, magistrature, médecine… Mais les positions de pouvoir restent occupées le plus souvent par des hommes. Les femmes sont au bas de l’échelle. L’enseignement en est un excellent exemple. La féminisation est liée au fait que les hommes ont délaissé certains domaines, laissant une place vide. Cette place, les femmes l’occupent avec beaucoup de bonheur parce qu’elles ont enfin accès au monde du travail et parce qu’elle trouvent cela intéressant. L’enseignement s’est féminisé en grande partie parce que les lieux de pouvoir et de savoir ont bougé ou se sont concentrés dans les échelons les plus élevés de ces métiers.
Il y a cependant des évolutions vers plus d’égalité…
Bien entendu. Il y a des évolutions positives. Certaines personnes résistent et les normes liées au genre se sont assouplies dans la société. La manière dont ces derniers temps, sur le plan médiatique, les violences faites aux femmes ont été entendues, par exemple, c’est une grande première. La manière dont on a, en Belgique, accueilli la question de l’écriture inclusive aussi. L’écriture inclusive n’est pas une urgence comme peut l’être celle des violences, mais c’est très symbolique. Il y a un peu plus de sensibilité dans la société et cela ne peut qu’être bénéfique pour le monde de l’enseignement, puisque les enseignants et enseignantes reflètent la société dans laquelle on vit.
Comment faites-vous, concrètement, pour que les enseignant·e·s prennent conscience des inégalités hommes-femmes dans la société et à l’échelle scolaire?
Il existe des associations spécialisées dans ces approches (4). Nous organisons parfois des formations au sein desquelles nous prévoyons, par exemple, un atelier sur la littérature jeunesse. Sur base des ouvrages que les participant·e·s utilisent en classe, on leur demande s’ils ont remarqué des stéréotypes sexistes ou des assignations des filles à certains rôles et des garçons à d’autres. La réponse est généralement « non, il n’y a pas de problème ». Ensuite, on leur donne une grille de lecture permettant d’analyser les titres, les images, les contenus… C’est alors que les participant·e·s découvrent qu’il y a un traitement préférentiel du masculin. Et là, ils tombent des nues, ils ne s’en rendaient pas compte. Et tout à coup, quelque chose fait « tilt » dans leur tête. Ils constatent qu’effectivement, même dans le meilleur des bouquins, il y a presque toujours quelque chose qui fait qu’il y a une valorisation du masculin et une dévalorisation du féminin. On remarque que tant qu’on n’a pas attiré l’attention des enseignant·e·s sur des choses extrêmement concrètes et précises, il n’y a pas de prise de conscience. De même, il est possible d’identifier les pratiques qui se font en classe aux dépens des filles et donc d’agir pour fonctionner autrement à son échelle.
Le Conseil des femmes francophones plaide aussi pour que les questions de genre soient plus présentes dans la formation des enseignant·e·s. Où ça en est?
C’est un de nos gros combats. On travaille beaucoup là-dessus d’autant plus qu’actuellement il y a une réforme prévue de l’enseignement obligatoire et une réforme de la formation initiale des enseignants. Pour l’instant, les formations aux questions de genre n’existent que dans les secteurs pédagogiques des hautes écoles. Elles sont incluses dans un cours global de 30h sur « les approches théoriques et pratiques de la diversité et de la question du genre ». Mettre ensemble les questions de diversité et de genre, c’est une bonne idée, mais tout cela ne représente que 30h. De plus, la plupart des formateurs et formatrices ne savent pas ce qu’est le genre et donnent plus de place à la question de la diversité. Nous plaidons donc pour plus d’heures et pour que la question du genre soit aussi intégrée dans la formation des futur·e·s enseignant·e·s du degré supérieur du secondaire, c’est-à-dire au niveau des universités, où là rien n’est prévu. Par ailleurs, il ne suffit pas d’un cours. La dimension genre doit être présente partout : en pédagogie, sociologie de l’enseignement, psychologie de l’adolescence…
Enfin, il faudrait aussi que les différents opérateurs de formations, tels que l’IFC (Institut de la Formation en cours de Carrière), soient eux-mêmes formés à ces questions-là. Tant les technologies que la gestion de conflits, par exemple, sont des thématiques qui peuvent être enrichies par une perspective de genre.
Propos recueillis par Céline Teret
- Commission Enseignement du Conseil des femmes francophones de Belgique : www.cffb.be
- Article « L’éducation sous la lorgnette genre » dans le magazine Symbioses n°117 sur www.symbioses.be
(1) Selon certaines études menées en classe, les filles seraient surtout attendues sur la « propreté » de leur écriture et les garçons sur leur « pensée »
(2) Lire La Fabrique des garçons de Sylvie Ayral et autres travaux liés comme http://journals.openedition.org/gc/2107. Ainsi que le dernier dossier du magazine Eduquer : On ne naît pas homme, on le devient (n°136)
(3) Dans Les indicateurs de l’enseignement 2016, chapitre sur la représentation du personnel féminin dans les différentes fonctions de l’enseignement, sur www.enseignement.be
(4) Voir la rubrique adresses utiles du magazine Symbioses n°117 sur www.symbioses.be