L’ONG Corporate Europe Observatory – dont l’acronyme CEO fait un clin d’œil ironique aux patrons des multinationales – se bat depuis vingt ans pour la transparence du processus décisionnel dans la grande « machine » européenne. A l’occasion du vingtième anniversaire de celle-ci, Valériane a rencontré une de ses chevilles ouvrières, Martin Pigeon, chargé des dossiers environnement, alimentation et santé. Qui, lui-même, fête ses dix ans d’immersion et de militantisme dans les coulisses du pouvoir. Pour lui, la grande maison européenne est à la fois « incompréhensible, secrète et irresponsable ». Démonstration.
Valériane : En quoi consiste Corporate Europe Observatory ?
Martin Pigeon : CEO est un enfant de l’altermondialisme, issu de la lutte contre l’Accord Multilatéral pour l’Investissement, l’Organisation mondiale du commerce (OMC)… Il a été fondé dans la foulée d’un ouvrage qui a beaucoup fait parler de lui il y a une vingtaine d’années: « Europe Inc. – Comment les multinationales façonnent l’Europe et le monde », soit la première enquête indépendante sur les modes de fonctionnement technique des lobbies. Ses auteurs, réunis en collectif, ont estimé qu’il fallait raconter comment, et avec quels alliés, la Commission, sous la présidence de Jacques Delors (1985-1995), avait relancé la construction de l’Europe. Le pari de Delors était que le marché commun et la monnaie unique allaient entraîner la création de mécanismes de solidarité sociale. Ça n’a pas été le cas. L’ironie est que Jacques Delors estimait que, sans l’Europe sociale, le grand marché n’allait pas tenir. Or il avait raison ! Aujourd’hui, soit l’Europe parvient à corriger rapidement les contradictions du grand projet communautaire, soit les forces centrifuges deviennent non-maîtrisables et entraînent d’autres « Brexit », au risque d’un écroulement de tout l’édifice. Nous sommes en plein dans ce moment charnière.
Comment travaillez-vous chez CEO ?
Nous n’avons pas été créés pour faire contre-poids aux forces du lobbying industriel : la disproportion des moyens est de toute façon écrasante. Nous sommes dix-sept, eux sont des milliers… Bien qu’il nous faille nous spécialiser pour être pertinents, nous ne pouvons pas prétendre faire de la contre-expertise. Nous n’avons pas de compétence particulière en toxicologie, par exemple, alors que nous travaillons beaucoup sur les pesticides. Cependant, nous essayons d’intervenir au niveau des règles de fonctionnement et de prise de décision dans les institutions car c’est là un niveau où nous pouvons être pertinents et essayer d’avoir un certain impact. La transparence du lobbying, la réglementation des conflits d’intérêts, la dénonciation du poids de l’influence industrielle, le manque d’expertise indépendante, la faiblesse de la recherche scientifique publique… Autant de perspectives qui balayent l’intégralité du champ politique européen. Notre travail est souvent celui de « traducteurs »: nous tentons d’expliquer les enjeux politiques des débats techniques entre les fonctionnaires et les lobbies. Nous essayons d’amener ces « politiques discrètes » dans le champ des politiques publiques, en soulignant leurs impacts potentiels sur la vie quotidienne des citoyens. Nous essayons aussi d’informer les autres ONG et les mouvements sociaux sur les priorités patronales, les intérêts des grandes entreprises et multinationales et les projets législatifs qui les servent. Nous tentons d’alimenter leur résistance, de même que nous informons la presse. Qui, soit dit en passant, a de moins en moins les moyens de faire un travail d’investigation.
N’êtes-vous pas, vous aussi, un lobby ? Exactement comme ceux dont vous dénoncez l’existence ?
Si, dans une certaine mesure. Toute la partie de notre activité où nous faisons campagne pour un meilleur encadrement réglementaire du lobbying peut aussi être vue comme du lobbying. Nous sommes, en effet, rémunérés pour faire ce travail de plaidoyer vis-à-vis des décideurs politiques mais sans être élus pour cela. De ce fait, nous faisons partie d’un problème que nous dénonçons par ailleurs. La politique devrait être le fait de tous les citoyens, pas de professionnels de la politique. Mais encore faudrait-il que tous les citoyens en aient le temps et les moyens, ce qui n’est en général pas le cas. Et il faut bien trouver, alors, un moyen pour se défendre. Notez toutefois que, sur les quelques vingt mille lobbyistes présents à Bruxelles, 70% défendent des intérêts commerciaux, 20% des intérêts publics et à peine 10% ceux de la société civile organisée. Notre budget a grimpé ces dernières années à 900.000 euros annuels pour une équipe de dix-sept personnes, soit un montant insignifiant par rapport à celui des lobbies industriels. Une autre de nos spécificités est que nous sommes financés par des fondations philanthropiques comme Isvara, Adessium, Open Society, la Fondation Charles Léopold Mayer ou la Goldsmith Foundation, ainsi que par des donations de particuliers – hélas, trop peu nombreux ! – mais jamais par des gouvernements ou des entreprises commerciales de quelque nature que ce soit. L’intégralité de notre financement est publié en ligne – à l’euro près ! – depuis 2005, ce dont aucun lobby, à Bruxelles, ne peut se vanter.
De toute façon, tous les groupes de pression ne sont-ils pas aujourd’hui dorénavant identifiés et répertoriés auprès des institutions européennes ?
Loin de là! Les lobbystes sont invités à s’inscrire annuellement dans un registre officiel, et Jean-Claude Juncker a demandé à ses Commissaires de ne rencontrer que des lobbyistes enregistrés. Mais n’y a toujours pas d’obligation de s’inscrire pour rencontrer un fonctionnaire. De plus, les lobbyistes peuvent y raconter plus ou moins ce qu’ils veulent sur leur identité et leurs activités, les vérifications étant rares et la pire sanction étant… l’exclusion du registre ! Ce dispositif n’offre donc aucune transparence sur « qui contacte qui, sur quoi et avec quels moyens » à la Commission européenne. La seule avancée récente est que les Commissaires et leurs cabinets doivent dorénavant publier leur agenda de réunions et les thèmes abordés lors de celles-ci. Cela permet à peine de se faire une vague idée du contenu général des rencontres. Nous avons ainsi pu montrer que les trois quarts des réunions au cabinet du Président Jean-Claude Juncker se font avec des groupes d’intérêts à caractère commercial.
Mais le Parlement européen n’est-il pas là, précisément, pour surveiller démocratiquement tout ce qui émane de la Commission?
En théorie, oui. Mais le Parlement ne peut qu’amender ce que lui transmet la Commission. C’est elle qui a le pouvoir d’initiative. Une fois que ses propositions législatives sont rédigées – et c’est à ce stade que s’exercent l’essentiel des pressions sur elle -, l’essentiel du travail est déjà terminé. Le Parlement ne peut plus, alors, que poursuivre une discussion déjà cadrée et formatée par la Commission. Or la façon dont elle formule un problème oriente d’une façon décisive les réponses que l’on peut y apporter. Résultat : le Parlement ne peut que limiter les dégâts, pour autant qu’il le veuille… Et les ONG ne découvrent les textes législatifs que bien plus tard. Cela signifie que, biensouvent, les victoires des ONG sont des victoires négatives, comme rejeter un texte ou faire interdire un produit dangereux…
N’y a-t-il pas un droit d’accès à l’information garanti par la réglementation européenne ?
Oui, il s’agit d’un règlement qui date de 2001. Il prévoit que chacun peut écrire à la Commission et demander l’intégralité de sa correspondance avec tel ou tel lobby, moyennant certaines exceptions bien définies. Beaucoup d’ONG connaissent l’existence de ce règlement. Encore faut-il manier ce droit correctement. Par ailleurs, il faut souvent des mois pour recevoir les documents de l’administration concernée, ce qui limite l’intérêt du processus. La Commission n’a aucune sympathie pour cette disposition. Elle essaie de la réformer depuis des années mais n’y arrive pas car il n’y a pas d’accord des États membres. De plus, les plus gros utilisateurs de cet outil sont les cabinets d’avocats spécialisés qui interviennent en faveur des lobbies; ils ont donc aussi intérêt à ce que le système soit maintenu.
L’activité de lobbying n’est-elle pas acceptable en elle-même, dès lors qu’elle s’exercerait dans la transparence totale? Après tout, influencer une décision, pour autant que ce soit sur la place publique, n’a rien d’anormal ni d’immoral…
Ce n’est – hélas ! – pas si simple. D’abord, toute une partie du travail d’influence est difficile à prouver et à réglementer sans mettre en danger les droits à la vie privée des citoyens. La transpa rence totale est soit un vœu pieux, soit un fantasme totalitaire dangereux. Ce n’est pas une valeur morale mais un outil de mise en responsabilité de ceux qui ont du pouvoir. La base de la démocratie, c’est que les décisions publiques doivent être délibérées et prises publiquement. En Europe il y a beaucoup, beaucoup de progrès à faire dans ce domaine ! Ensuite, la disproportion des forces en présence est énorme et ne peut sans doute pas être corrigée. Même si la Commission décidait de financer davantage les ONG afin que leurs moyens soit moins disproportionnés par rapport à ceux de l’industrie, cela ne pourrait jamais suffire à résoudre le problème principal : la nécessité de disposer de vraies contre-expertises.
C’est-à-dire… ?
Prenons l’exemple du glyphosate ou des OGM. Les données sur lesquelles se basent les agences sanitaires pour évaluer la toxicité de tels produits sont fournies par l’industrie elle-même. Sous le prétexte de secrets commerciaux et de concurrence, celle-ci s’oppose à leur publication, et donc à leur discussion dans le domaine public. En réalité, les entreprises ne veulent pas que la communauté scientifique se penche sur la façon dont travaillent ces agences et autorités sanitaires. Le feuilleton du glyphosate, en 2016, a clairement mis cela en évidence. Tout le dossier de demande d’autorisation avait été mis sur pied par Monsanto, et c’est un institut allemand qui s’est prononcé sur ce dossier. Sauf qu’il n’a pas eu le temps de tout examiner, n’a fait que commenter le dossier qui lui avait été transmis plutôt que d’écrire le sien, et le tout est parti tel quel à l’EFSA (Agence européenne pour la sécurité alimentaire). Laquelle, dans ce contexte de haute technicité, s’est prononcée en faveur du renouvellement d’autorisation – temporaire – de commercialisation du produit. Tout le processus est donc resté dans une logique industrielle et sous son contrôle rapproché.
Mais les ONG ne parviennent-elles pas à mettre régulièrement en cause la partialité de certaines informations utilisées par les agences ?
L’expertise fournie par les associations est très importante mais sera toujours insuffisante au regard de la technicité des dossiers. C’est la raison pour laquelle CEO se bat, non pas tellement sur le fond de ceux-ci – même si nous devons les comprendre – mais sur les règles du jeu : les processus décisionnels de l’Union européenne. Les agences comme l’EFSA – sans parler des industriels ! – n’arrêtent pas de prétendre que leurs dossiers d’autorisation reposent sur des bases scientifiques. C’est faux ! Il n’y a pas d’évaluation contradictoire publique : comment dès lors appeler cela « scientifique » ? Le drame, c’est que les partis politiques et les gouvernements nationaux progressistes ne réalisent pas toujours l’urgence de pouvoir disposer d’universités et de centres de recherches réellement indépendants, éloignés de toute structure politique et commerciale, libres de travailler dans un temps long et non pas dans une logique d’urgence politique ou d’intérêt commercial. Seules de telles structures seraient capables de faire l’examen contradictoire des données de l’industrie. Quand, partout dans le discours public, on vante l’intérêt des partenariats public-privé en matière de recherche, on signe en réalité une défaite très grave de la recherche indépendante. Car, à travers ces partenariats universités-industries, ces dernières obligent les universitaires à adopter leurs façons de penser, leur propre culture, et surtout leurs priorités de recherche. Et, en plus, ces partenariats tarissent le pool des experts indépendants disponibles pour les agences de régulation. Coup double, pour les industries !
Cela rappelle furieusement la saga des expérimentations de l’utilisation du glyphosate sur les rats, menées par le chercheur français indépendant Gilles-Eric Seralini…
Exactement. L’industrie a persuadé les agences de réglementation – au niveau mondial, excusez du peu ! – d’utiliser comme principe d’évaluation des plantes transgéniques ce qu’on appelle l’ »équivalence en substance ». Pour un maïs GM, cela signifie qu’on examine les différences entre ce maïs non génétiquement modifié et ce même maïs une fois transformé. S’il n’y a pas de différence notable, le maïs GM est autorisé puisque le maïs non GM est réputé sain. Le problème, c’est que ce maïs non génétiquement modifié est introuvable sur le marché ! Il n’existe que dans les laboratoires de Monsanto qui, bien sûr, refuse de le mettre à la disposition d’autres acteurs sous prétexte d’utilisation par la concurrence. Pour disposer de ce maïs, ce qui est indispensable pour nourrir un groupe de contrôle, il faut pratiquement le voler ! Seralini a du prendre des risques insensés – ça lui a coûté deux millions et demi d’euros – simplement pour se le procurer et mener ses expériences, et ces contraintes ont lourdement pesé dans les limites de ses résultats. Bref, le système est verrouillé !
Revenons aux processus de décision européens. Vous parliez d’un « trou noir »…
Le problème fondamental est que les gouvernements nationaux, particulièrement les plus grands, prennent les décisions finales collectivement – mais en secret – au Conseil des ministres. Très peu d’ONG ont accès à ces discussions. Elles n’ont donc pas les moyens de savoir dans quelle mesure les intérêts industriels pèsent sur les ministres et les hauts fonctionnaires à la manœuvre. Il arrive – et on l’a vu avec le dossier du glyphosate – que les États ne parviennent pas à se mettre d’accord via une majorité qualifiée. La Commission est alors obligée de trancher. Mais elle déteste cela ! Elle sait, en effet, qu’elle endosse seule la responsabilité politique de ses décisions et que les chefs de gouvernement, de retour chez eux, vont lui faire porter le chapeau de toutes les décisions impopulaires au plan national. Sur le glyphosate, Jean-Claude Juncker a décidé d’autoriser temporairement sa commercialisation pendant dix-huit mois. Secoué par cet épisode, il a proposé, dans sa réforme de la « comitologie », que les votes des ministres soient rendus publics, ce qui serait une belle avancée : pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, la presse et l’opinion publique pourraient être informées de ce que leurs ministres ont réellement voté au Conseil ! Mais l’industrie s’y oppose farouchement, arguant de la nécessité de garder un processus d’homologation des produits « basé sur la science »… plutôt que sur la démocratie !
Vous parliez de la « comitologie », cette sphère de comités d’experts qui conseillent la Commission dans ses décisions. Que faut-il en penser ?
Les réunions de comitologie ont un réel pouvoir décisionnaire. Ces comités d’experts sont là pour décider des décrets d’application des réglementations, c’est-à-dire pour définir les modalités d’application des législations, plus générales. En soi, ce n’est pas contestable. La Commission, en effet, dispose au total d’environ trente-trois mille fonctionnaires, soit à peu près le tiers des effectifs des effectifs de fonctionnaires d’une grande ville comme Paris. C’est peu ! Elle ne peut donc pas disposer en interne de toute l’expertise nécessaire. De là, le recours continu – comme au Parlement, d’ailleurs – aux lobbies. Même les députés les plus progressistes vous diront qu’ils en ont besoin, ne fût-ce que pour comprendre certaines thématiques complexes. Le problème survient lorsque ces lobbystes en arrivent à former une sorte de bureaucratie auxiliaire, appelée à co-produire la législation. A moi aussi, on m’a déjà demandé de rédiger des amendements ! Sur le plan des principes, c’est totalement inacceptable car je n’ai pas été élu, je ne suis pas fonctionnaire et je ne suis pas payé par la puissance publique. C’est bien la raison pour laquelle CEO en appelle à la transparence et à l’encadrement du lobbying, à tous les niveaux décisionnels : « qui intervient à quel niveau ? ». Il n’y a que cette transparence, alliée avec une recherche publique de qualité et vraiment indépendante, qui puisse permettre que l’intérêt public, la santé, l’environnement… soient correctement défendus.
Sinon….?
Sinon, nous en arriverons à une situation à l’Américaine, vraiment inquiétante avec ce qui se passe depuis quelques mois avec Donald Trump.
Ce n’est pas un hasard que le nouveau président américain s’en soit pris systématiquement, dès son accession au pouvoir, aux universités, à la justice et à la presse. Ce sont les trois institutions dont le métier consiste à traquer le mensonge. Or il a besoin que ses mensonges restent impunis pour continuer à exercer son pouvoir. Il a déjà commencé à attaquer les grandes agences gouvernementales de régulation, comme l’EPA (Environmental Protection Agency). Dans ce sens, il est le bras armé de l’industrie qui, par exemple, s’est lancée dans une offensive pour démanteler le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) de l’OMS – NDLR : celui-là même qui a conclu, en 2015, que le glyphosate est probablement cancérogène pour l’homme, en opposition à l’EFSA. N’oublions pas que la contribution américaine au budget du CIRC s’élève à près d’un tiers du montant total…
Philippe Lamotte
Article publié dans Valériane n°127 (septembre-octobre 2017)
Photo: Dominique Parizel
Corporate Europe Observatory (CEO) : https://corporateeurope.org/