Pour commencer, comment définirais-tu l’objectif fondamental de la Voix des Sans-Papiers (VSP) ?
Être régularisé, être reconnu dans ce pays, avoir une vie digne, ne plus vivre dans le stress, ne plus vivre caché, ne plus avoir peur de marcher à n’importe quelle heure. Ce sont des choses qu’on n’ose pas faire parce qu’à tout moment il y a un risque de se faire contrôler, qu’on soit dans une occupation ou qu’on soit dans la rue, et dès qu’il y a contrôle, il y a arrestation. Tou·te·s nos camarades qui ont été dernièrement chopé·e·s ont été envoyé·e·s en centre fermé et puis c’est l’expulsion directe. La seule chose qui peut changer la réalité qu’on est en train de vivre, c’est obtenir nos droits par la régularisation (titre de séjour, permis de travail, accès aux soins, droit de logement, scolarité et formations, choix de son propre mode de vie, libre circulation…). Beaucoup d’entre nous ont acquis de nombreuses connaissances et compétences durant leur vie. Nous sommes prêt·e·s à les partager avec la population de ce pays. Des gens sont aptes à travailler et à faire plein d’autres choses, mais on ne leur en donne pas l’occasion. C’est tout ce que nous demandons.
Comment est née VSP ?
Notre collectif est né le 27 juin 2014, suite à la marche des migrant·e·s qui a traversé l’Europe, de Berlin à Marseille et de Marseille à Bruxelles. On l’appelait la Caravane des Migrants. Lorsqu’elles·ils sont venu·e·s à Bruxelles, ils·elles étaient au Parc Maximilien, en face de l’office des étrangers. Il y a eu des activités, des conférences. Beaucoup de sans-papiers ont assisté à cela. Par la suite nombre d’entre elles·eux ont décidé de squatter un bâtiment pour pouvoir s’organiser et revendiquer leurs droits.
Donc l’idée d’occuper un bâtiment était déjà présente à l’époque…
Oui. À l’époque on nous avait dit que la meilleure manière de revendiquer nos droits c’était de commencer par s’unir autour d’un endroit à occuper pour mobiliser un maximum de personnes. C’est une lutte qui se fait principalement dans la rue, vous avez donc besoin de beaucoup de monde. De plus, il y avait déjà pas mal de sans-papiers qui étaient à Bruxelles mais elles·ils étaient tou·te·s dispersé·e·s, chacun·e dans son coin. Occuper un bâtiment (en général vide depuis longtemps) a permis de nous regrouper autour d’un projet commun.
Malgré votre résistance, vous avez aujourd’hui comme principe de ne pas aller à l’encontre des avis d’expulsion. D’où vient ce principe ?
On s’est opposé une fois à un avis d’expulsion. C’était à Ribaucourt, dans le premier bâtiment qu’on a occupé. Une échéance avait été imposée pour quitter les lieux mais on pensait qu’il y avait moyen de négocier pour pouvoir rester sur place. Alors qu’on était en train de s’organiser avec les associations et les partis politiques, la bourgmestre [1] a envoyé la police. C’était une expulsion très musclée. Environ deux cents policiers étaient sur place avec un hélicoptère et des chiens. Heureusement, on avait déjà commencé à déménager vers le bâtiment proche du métro Diamant. Au moment où ils ont fait leur descente, prêts à embarquer l’ensemble de notre groupe, ils n’ont trouvé que douze personnes sur les lieux. Elles ont toutes été enfermées en centre fermé et seules deux d’entre elles n’ont pas été expulsées. Depuis on s’est dit qu’on n’allait plus courir ce risque. À chaque fois qu’on a un avis d’expulsion, on fait le maximum pour le respecter. Dans notre groupe, on n’est pas tous capable de supporter les mêmes choses. On a des personnes âgées, des femmes, des enfants, et malheureusement parfois la police ne fait pas de différence. Surtout quand ils doivent embarquer, ils embarquent tout le monde. Il n’y a pas d’exception.
Des dizaines de personnes qui vivent ensemble des situations si difficiles, ça ne doit pas être simple tous les jours…
Au début c’était hyper compliqué parce qu’on était tou·te·s de cultures et de pays très différents. Il y avait aussi souvent des flics qui venaient à cause de discussions un peu trop vives, voire des bagarres, ce qui n’arrangeait rien. Mais après quelques mois de cohabitation, les gens ont commencé à se comprendre, à se connaître, et à partir de ce moment la vie est devenue plus facile pour tout le monde. Chacun sait ce qu’il·elle doit faire et comment elle·il doit le faire. À côté de cela, quand quelqu’un·e veut nous rejoindre, on lui donne notre règlement pour qu’elle·il puisse le lire tranquillement. S’il y a un point sur lequel il·elle n’est pas d’accord, elle·il nous le dit et on peut en discuter. Il faut savoir que tous les points de notre règlement ont été définis lors de nos assemblées générales. Dès qu’une règle pose problème, on se réunit et tout le monde donne son avis. C’est un truc démocratique en quelque sorte.
À ce propos, comment ça se passe avec ces « soutiens » ?
Les soutiens, ce sont à la fois des associations, des groupes politiques et des bénévoles sans affiliation particulière qui nous soutiennent. Par exemple, il y a l’association SOS Migrants qui nous a soutenus depuis la création du collectif et continue toujours à nous soutenir. Il n’y a pas plus de trois heures on était en train de discuter de la situation actuelle avec un des membres de cette association alors qu’il était en vacances ! Il y a aussi d’autres groupes comme Meeting, le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX ), des syndicats comme la FGT B et la CSC , Alternative Démocratique, Écologique et Sociale (ADES ), le groupe montois de soutien aux Sans- Papiers, etc. Les soutiens sont importants car ils nous accompagnent dans des négociations politiques, des mobilisations ou des démarches individuelles. Ils peuvent aussi jouer le rôle de facilitateur entre nous et d’autres structures, y compris des instances institutionnelles, des pouvoirs politiques avec lesquels nous devons négocier. En effet, étant donné que nous ne sommes pas reconnus juridiquement, ce sont les soutiens qui se portent garants pour co-signer des conventions d’occupation de bâtiments, par exemple. Bien entendu, il y a eu des périodes où ils·elles se sont fait·e·s un peu plus rare sur le terrain, notamment durant les vacances scolaires. Depuis l’occupation à Etterbeek, on a commencé à organiser des assemblées générales ouvertes à tout·e·s, elles·ils ont commencé à revenir de manière plus fréquente et à nous soutenir dans nos actions, nos activités, notre quotidien.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez fini par intégrer le « festif » en tant que principe essentiel de vos occupations ?
D’un côté, il y a le fait qu’on a fini par passer inaperçus avec tous les déménagements qu’on faisait. Ou alors on nous voit comme des criminels ou comme un énième groupe de sans-papiers nomade sans importance. D’un autre côté, le groupe était fatigué par ces déménagements incessants, beaucoup d’entre nous ne pouvaient plus suivre.
Les gens disaient « c’est toujours la même chose », et effectivement c’était ça le problème : nous n’avions pas de solution durable, seulement des plans temporaires. C’est pour cela qu’on s’est dit à l’époque qu’il fallait qu’on essaye de changer les choses sur le long terme.
Suite à ces constats, on en a discuté avec certains soutiens comme ADES et on a décidé de lancer une occupation avec ouverture festive. Au début, la moitié d’entre nous n’était pas d’accord parce que c’était quelque chose qu’on n’avait jamais fait et qui n’avait jamais été tenté à Bruxelles. Puis on s’est dit qu’on ne pouvait plus vivre caché·e·s comme des criminel·le·s, comme des gens « qui n’existent même pas ». Il fallait agir et la meilleure chose à faire c’était de rentrer dans un bâtiment en pleine journée et de manière festive, visible.
Parvenir à vos objectifs passe donc par la sensibilisation des personnes avec papiers si je comprends bien ?
Ce qui est clair c’est que nous avons besoin du soutien de la société civile dans notre lutte. Cependant, depuis quelques années, on a remarqué qu’une partie importante de la population belge ne savait pas vraiment ce qu’est un·e sanspapiers, ni dans quelles conditions il·elle vit. Quand des populations sont ignorantes de ce qui se passe réellement, elles ne peuvent que se contenter de ce qu’elles reçoivent des médias et des discours de certaines politiques. Par exemple, ce que Francken véhicule, soi-disant que les sanspapiers sont des profiteurs, des criminels ou encore des fainéants. Quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est un·e sans-papiers, lorsqu’un·e ministre ou un·e secrétaire d’État dit ça, elle·il se dit « ah oui, il·elle a raison ». Elle·il pense qu’on profite de la situation socio-économique du pays, et donc il·elle ne se mobilisera pas en notre faveur. C’est pour cela qu’il y a plus d’un an, la Coordination des Sans-papiers, composée de représentant·e·s de presque tous les collectifs de Sans-Papiers en Belgique, a lancé, avec des soutiens, la Caravane des Sans-Papiers, encore active aujourd’hui. Cette caravane sillonne toutes les communes de Belgique afin de sensibiliser la population à notre situation et nos revendications. Elle cherche à effacer ces fausses idées et à montrer la réalité, pour contrarier les préjugés de Francken qui ne sont que des étiquettes qu’on nous colle. Nous sommes des personnes comme vous, nous avons des familles, nous sommes des adultes qui veulent travailler, nous avons des enfants qui veulent aller à l’école mais qui ont toutes les difficultés du monde à être acceptés dans un établissement, qu’il soit scolaire ou professionnel. Tout cela c’est parce qu’on nous considère comme des illégaux. Mais au-delà de ce bout de plastique administratif qui nous différencie, on est tou·te·s des êtres humains.
Chasser les sans-papiers, menacer des immigrés, fermer les frontières et ignorer des réfugiés, qu’est-ce que ça va changer ?
À échelle plus locale, j’ai l’impression, en t’écoutant, que tisser des liens de confiance avec des habitants locaux ou certains autres acteurs peut aussi être un levier important pour que les choses évoluent en votre faveur…
Une fois, ça a joué en notre faveur avec le Foyer Schaerbeekois, et je pense qu’on est en train de vivre la même chose à Etterbeek avec les gardien·ne·s de la paix. Au début, leur but c’était de venir à chaque fois contrôler ce qu’il se passe dans le bâtiment : comment on se comportait, si on prenait bien soin des lieux, etc. Ils·elles étaient très strict·e·s. On avait juste droit à un « bonjour », elles·ils s’asseyaient un peu et puis, ils·elles repartaient. Ça a duré une semaine, et puis leur mentalité a complètement changé. On a commencé à discuter et à partager des repas. Il y a une vraie fraternité qui s’est tissée, et ça se passe hyper bien. En soi, c’est tout à fait normal qu’il y ait de la méfiance quand vous ne connaissez pas des personnes. Une fois que la confiance s’installe, il n’y a plus cette ligne de séparation. Pour vous dire, parfois le responsable des gardien·ne·s de la paix nous appellent pour nous demander si on a besoin de quelque chose…
Vous avez récemment manifesté contre la politique de Theo Francken aux côtés d’autres sans-papiers congolais. Pour quelles raisons ?
Il y a quelques mois, VSP était ciblé de manière systématique par la police. Ces temps-ci, ce sont plus les Congolais qui subissent ce sort. Nous nous sommes sentis concernés par leur situation. Eux aussi, ils luttent contre la politique xénophobe – raciste je peux dire – de Theo Francken, et revendiquent que cette chasse des sans-papiers doit s’arrêter ici et maintenant. C’est donc tout à fait normal que l’on ait participé à cette action. Nous voulions montrer que nous sommes là et qu’on est tous solidaires, qu’on est tou·te·s dans le même combat et qu’on a tou·te·s le même but. Là, on parle du cas des Congolais·es mais c’est la même chose aussi avec les Irakien·ne·s, les Afghan·e·s et d’autres collectifs de sans-papiers. Ils·elles vivent dans une précarité inconnue de la majorité de la population et elles·ils en ont ras-le-bol de cette vie. Manifester c’est montrer qu’on est tou·te·s là, qu’on lutte ensemble, c’est affirmer bien haut qu’on a aussi le droit de vivre dignement. En tant que sans-papiers, c’est un devoir de participer aux mobilisations des autres collectifs pour une régularisation. Nous le faisons et nous le ferons comme on l’a toujours fait.
Pour finir, en guise de clin d’oeil à d’autres médias moins scrupuleux, sur quoi un article traitant de VSP devrait-il selon toi insister ?
D’une part, je pense qu’il y a une vraie irresponsabilité du gouvernement envers les sans-papiers. C’est inadmissible qu’on puisse laisser des gens dans de telles situations de précarité pendant des années sans vraiment essayer de trouver des solutions. Chasser les sans-papiers, menacer des immigrés venus de pays dits « tiers » ou « en voie de développement », fermer les frontières et ignorer des réfugiés, qu’est-ce que ça va changer ? Le cas du Parc Maximilien est un bon exemple. On les chasse aujourd’hui, demain ou après-demain, même s’ils·elles se cachent pendant deux ou trois jours, elles·ils reviennent. Ils·elles n’ont pas d’autre endroit où aller. Qu’est-ce que vous voulez qu’elles·ils fassent ? Non, cette politique ne fait qu’empirer la situation et n’empêche en rien le nombre de sans-papiers d’augmenter chaque jour.
D’autre part, j’insisterai sur l’importance d’avoir un soutien fort, concret et durable de la société civile et des politiques. Il y a notamment pas mal de politiques qui nous promettent leur soutien et qui, au final, ne font rien. Au moment où tu as besoin d’aide et que tu les interpelles, tu ne les vois nulle part. Il faut qu’ils·elles prennent leurs responsabilités et qu’elles·ils trouvent des solutions à long terme.
Si cela ne dépendait que de nous, on se logerait, travaillerait et participerait au développement de ce pays comme tout le monde. C’est juste qu’on ne nous en a pas donné les moyens. Tout ce que nous demandons, c’est d’avoir une vie digne et d’être respecté dans ce pays. Pour cela, il faut qu’on soit régularisé.
Alexandre Orban, Inter-Environnement Bruxelles (IEB)
Article publié dans Bruxelles en mouvements n°291 (novembre-décembre 2017), la revue d’IEB
[1] À l’époque, Françoise Schepmans (MR) était déjà bourgmestre de Molenbeek-Saint-Jean (ndr).