On dispose à présent d’un outil d’exception, l’imagerie par résonnance magnétique (Irm) qui permet d’observer à la fois la structure et le fonctionnement du cerveau vivant, sans avoir à ouvrir la boite crânienne. Une des découvertes les plus étonnantes est la capacité d’adaptation du cerveau aux évènements de la vie. Au cours des apprentissages et des expériences, les connexions entre les neurones se modifient en permanence. Le terme de plasticité cérébrale décrit cette capacité du cerveau à se façonner au gré de l’histoire vécue. Rien n’est jamais figé dans nos neurones, quels que soient les âges de la vie. C’est une véritable révolution pour la compréhension de l’humain. Les anciennes théories qui prétendaient que tout était joué très tôt, avant six ans, sont révolues. Notre vision du cerveau est désormais celle d’un organe dynamique qui évolue tout au long de la vie.
Développement du cerveau et plasticité
Quand le nouveau-né voit le jour, son cerveau compte cent-milliards de neurones qui cessent alors de se multiplier. Mais, la fabrication du cerveau est loin d’être terminée, car les connexions entre les neurones, ou synapses, commencent à peine à se former : seulement 10 % d’entre elles sont présentes à la naissance. Cela signifie que la majorité des connexions entre les neurones se fabriquent à partir du moment où le bébé commence à interagir avec le monde extérieur. Chez le chaton, entre dix et trente jours, on passe de cent à douze-mille synapses par neurone. Ce nombre est encore plus important dans le cerveau humain : au total, chez l’adulte, on estime à un million de milliards le nombre de synapses ! Or, pour atteindre ces chiffres astronomiques, seulement six-mille gènes interviennent dans la construction du cerveau. Ce n’est manifestement pas assez pour contrôler la formation de chacun de nos milliards de synapses. Ces observations montrent que le devenir de nos neurones n’est pas directement dépendant du programme génétique.
L’interaction avec le monde extérieur joue un rôle majeur dans le câblage des neurones et le développement du cerveau. Le système visuel en est l’illustration frappante. La vision de l’enfant se construit progressivement de la naissance jusqu’à cinq, six ans. Un manque de stimulation de l’œil par la lumière chez des jeunes atteints de cataracte peut conduire à la cécité. L’impact de la lumière sur la rétine est une condition indispensable pour que s’établisse une bonne connexion des neurones qui portent les informations visuelles depuis le nerf optique jusqu’au cortex cérébral.
De même, toutes sortes de stimulations de l’environnement guident la mise en place des circuits de neurones permettant d’assurer les grandes fonctions, qu’elles soient sensorielles, motrices ou cognitives. L’expérience précoce des interactions sociales est indispensable à un développement cognitif harmonieux. Les enfants sauvages et les orphelins roumains laissés à l’abandon souffraient tous de handicaps mentaux majeurs.
L’imagerie cérébrale de l’apprentissage
Grâce à l’IRM, on peut désormais voir le cerveau se modifier en fonction de l’apprentissage et de l’expérience vécue. Par exemple, dans le cerveau de musiciens, on observe des modifications du cortex cérébral liées à la pratique de leur instrument. Des expériences ont été réalisées chez des pianistes professionnels qui avaient commencé le piano à l’âge de six ans. L’IRM a révélé un épaississement du cortex dans les zones spécialisées dans la motricité des mains et l’audition. Ce phénomène est dû à la fabrication de connexions supplémentaires entre les neurones. Un point fondamental de cette étude est que les modifications cérébrales sont proportionnelles au temps consacré à la pratique du piano pendant l’enfance. Ce résultat montre l’impact majeur de l’apprentissage sur la construction du cerveau des enfants dont les capacités de plasticité sont particulièrement prononcées.
La plasticité cérébrale est à l’œuvre également pendant la vie d’adulte. Une étude par IRM chez des chauffeurs de taxi a montré que les zones du cerveau qui contrôlent la représentation de l’espace sont plus développées, et ce proportionnellement au nombre d’années d’expérience de la conduite du taxi. L’apprentissage de notions abstraites peut aussi entrainer des modifications cérébrales. Chez des mathématiciens professionnels, on trouve un épaississement des régions impliquées dans le calcul et la représentation géométrique. Un autre exemple éloquent de plasticité cérébrale a été décrit chez des sujets qui apprennent à jongler avec trois balles. Après trois mois de pratique, l’IRM montre un épaississement des régions spécialisées dans la vision et la coordination des mouvements des bras et des mains. Et, si l’entrainement cesse, les zones précédemment épaissies rétrécissent. Ainsi, la plasticité cérébrale se traduit non seulement par la mobilisation accrue de régions du cortex pour assurer une nouvelle fonction, mais aussi par des capacités de réversibilité quand la fonction n’est plus sollicitée.
Inné et acquis inséparables
Depuis une quinzaine d’années, les données expérimentales sur la plasticité cérébrale s’accumulent pour montrer que la structure intime du cerveau est le reflet de l’histoire vécue. On comprend dès lors que l’on ne peut séparer l’inné de l’acquis : l’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, l’acquis permet la réalisation effective de ce câblage. Le dilemme classique qui tend à opposer nature et culture est dépassé puisque l’interaction avec l’environnement est la condition indispensable au développement et au fonctionnement du cerveau.
Développement du cerveau et identité sexuée
Les capacités de plasticité du cerveau apportent un éclairage nouveau sur les processus qui contribuent à forger nos identités sexuées. À la naissance, le petit humain n’a pas conscience de son sexe. Il va l’apprendre progressivement à mesure que ses capacités cérébrales se développent. Ce n’est qu’à partir de l’âge de deux ans et demi que l’enfant devient capable de s’identifier à l’un des deux sexes. Or, depuis la naissance, il évolue dans un environnement sexué : la chambre, les jouets, les vêtements diffèrent selon le sexe de l’enfant. Les adultes, de façon inconsciente, n’ont pas les mêmes façons de se comporter avec les bébés. Ils ont plus d’interactions physiques avec les bébés garçons, alors qu’ils parlent davantage aux filles. C’est l’interaction avec l’environnement familial, social, culturel qui va orienter les gouts, les aptitudes et contribuer à forger certains traits de personnalité en fonction des normes du masculin et du féminin donnés par la société. Mais tout n’est pas joué pendant l’enfance. À tous les âges de la vie, la plasticité du cerveau permet de changer d’habitudes, d’acquérir de nouveaux talents, de choisir différents itinéraires de vie.
À chacun son cerveau
La plasticité cérébrale explique pourquoi aucun cerveau ne ressemble à un autre, y compris ceux des jumeaux. À l’œil nu, le dessin des circonvolutions du cortex cérébral est très différent d’une personne à l’autre. L’épaisseur de la matière grise du cortex varie largement entre les individus. De même les faisceaux de fibres nerveuses qui constituent la matière blanche sont de tailles variables. On observe également une grande diversité dans le fonctionnement du cerveau. L’IRM a montré que les différences cérébrales entre les personnes d’un même sexe sont tellement importantes qu’elles dépassent les différences entre les sexes. Il y a sept-milliards d’humains sur terre, et autant de personnalités et cerveaux différents.
Voir le cerveau penser : mythe et réalité
Un apport majeur de l’IRM est d’avoir démontré comment l’expérience vécue modifie à la fois la structure et le fonctionnement du cerveau. Cette notion est fondamentale à considérer pour éviter de tomber dans le piège de certaines interprétations hâtives. Voir des particularités anatomiques dans un cerveau ne signifie pas qu’elles y sont inscrites depuis la naissance ni qu’elles y resteront gravées. L’IRM donne un cliché instantané de l’état du cerveau d’une personne à un moment donné, mais n’apporte pas de connaissances sur son histoire, ses motivations ou son devenir.
C’est pourtant ce que soutiennent certains courants scientifiques, principalement nord-américains, qui cherchent à localiser dans le cerveau les zones du mensonge, du jugement moral, du comportement antisocial, etc. Prétendre que les techniques d’imagerie permettront un jour de lire dans les pensées relève avant tout du fantasme. Mais l’idée est séduisante, tout comme l’était la phrénologie au XIXe siècle qui affirmait que les traits de personnalité se reflétaient dans les bosses du crâne. L’idéologie sous-jacente est toujours celle d’un déterminisme biologique de nos aptitudes, nos émotions, nos valeurs, qui seraient câblées dans le cerveau et immuables. Dans cette vision, les comportements hors-normes des enfants ou des adultes seraient le reflet d’anomalies spécifiques de circuits neuronaux. L’IRM permettrait de les détecter, pour ensuite les corriger grâce à des traitements pharmacologiques…
Ces conceptions sont en totale contradiction avec la réalité des connaissances sur la plasticité du cerveau. L’être humain, de la naissance à l’âge adulte, ne se réduit pas à une machine cérébrale programmée pour assurer des actions et des comportements. C’est dans la relation avec le monde et avec les autres humains que se forge la personnalité et que se structure la pensée. Rien n’est jamais figé ni dans le cerveau ni dans les idées. Comme l’exprimait à sa façon le peintre Francis Picabia, « notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction ».
Catherine Vidal
Article publié dans « Traces de ChanGements n°234 (janvier-février 2018), la revue de ChanGements pour l’égalité (CGé)
- A. Kahn, L’homme, ce roseau pensant, Odile Jacob, 2007.
- C. Vidal, Le cerveau évolue-t-il au cours de la vie ?, Le Pommier, 2009.
- C. Vidal, Nos cerveaux, tous pareils, tous différents !, Belin, 2015