Avec l’éclatement de l’affaire Weinstein, ce sont des années d’abus, d’intimidations et de chantages qui jaillissent quotidiennement dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans les commissariats. Selon les chiffres français, depuis fin 2017, le nombre de plaintes pour agression sexuelle a augmenté de 30 % par rapport à la même période en 2016 ! Face à l’ampleur du mouvement, un premier constat s’impose : ces questions d’abus ne touchent pas qu’Hollywood.
Au vu du nombre de témoignages, on ne peut plus nier qu’il s’agit d’une tendance globale dont la société toute entière doit se charger. Quoi qu’en disent certains commentateurs et polémistes, nous ne sommes pas en face d’une élucubration de féministes hystériques et frustrées. Mais alors de quoi s’agit-il vraiment ? Quel sens donner à ce qui se joue aujourd’hui ?
Une chose est certaine, la globalité du phénomène n’en ôte pas moins sa nature personnelle. L’atteinte à l’intégrité du corps est toujours vécue individuellement. L’agression sexuelle est source de honte et la victime se retrouve généralement seule pour l’affronter et se reconstruire.
Certain·e·s se mettent à rêver d’un mouvement uniforme global anti-harcèlement, tel qu’a voulu le montrer la marche des femmes aux États-Unis le 20 janvier 2018. Mais, dans le même temps, la lettre des 100 femmes, dont Catherine Deneuve et l’historienne féministe belge Anne Morelli, appelant à la liberté d’importuner (1), est là pour rappeler que les femmes ne peuvent se résumer à une entité unique, « LA femme », qui aurait une seule manière d’aborder ces questions.
Traîtresses ou hystériques ?
Dorénavant, par souci de lisibilité, on est soit du côté de Catherine Deneuve et consœurs et donc des « traîtresses à la cause des femmes », soit du côté de #balancetonporc et donc des « féministes hystériques haïssant les hommes ».
Or, comme toujours, la réalité n’est pas « noir ou blanc ». Lorsque Catherine Deneuve, Anne Morelli et les autres réclament une « liberté d’importuner indispensable à la liberté sexuelle », elles rappellent que chacun·e a un avis personnel sur la question et qu’en dehors de cas explicites, tels que le viol, qui font l’unanimité contre eux, il existe une multitude de perceptions par rapport à ce qui entoure la sexualité : reproduction, pulsion, désir, tendresse, amour, domination, pouvoir, séduction, image de soi… Il faut pouvoir l’entendre. Ces questions ont un fort ancrage à la fois sociétal et individuel.
Un argument avancé pour jetter d’office l’anathème sur le plaidoyer des 100 femmes est qu’elles sont issues d’une certaine classe sociale huppée qui, par définition, ne serait jamais confrontée aux agressions sexuelles. Il suffit de rappeler que des personnages de la classe dominante, comme Donald Trump ou Dominique Strauss-Kahn, se sont pathétiquement illustrés dans ce domaine. Mais il faut surtout rappeler qu’une femme sur quatre en Belgique a été violée au sein même de son couple quelle que soit son origine sociale. La violence sexuelle n’est donc pas une affaire de milieu socio-culturel ! Cet argument de classe ne nous semble pas justifié pour rejeter l’appel des 100 femmes. Par contre, tout, dans ce texte, n’est pas acceptable pour autant.
Permis d’importuner ?
La revendication à la liberté sexuelle, légitime à bien des égards, ne veut pas dire permis d’importuner. Non, trois fois non !
Les arguments présentés ont le mérite de rappeler que les jeux de séduction ne sont pas ressentis de manière uniforme. Mais est-il si évident de voir, dans une manifestation importune une intrusion qui serait, au bout du compte, nécessaire à l’enclenchement d’une relation amoureuse sentimentale et/ou physique ? L’importun, c’est tout de même celui (ou celle) qui ennuie, dérange, gêne par sa conduite, nous dit le Petit Robert. Importuner, c’est tout sauf un droit à revendiquer !
Cette lettre se contente de rejeter catégoriquement le viol, mais laisse par contre toute leur place aux attouchements, frottements, etc. Lorsqu’elles signent leur accord avec des phrases telles que : « Elle peut veiller à ce que son salaire soit égal à celui d’un homme, mais ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, même si cela est considéré comme un délit. Elle peut même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme un non-événement », ces femmes fournissent, malgré elles, un alibi aux porteurs de ces actes. Sous prétexte que certaines ne trouveront rien à redire à cela, ils se sentiront libres de faire subir leurs pulsions à n’importe quelle femme, sans son consentement préalable. Et cela, nous devons le dénoncer !
Entre violence et séduction
Quelle que soit la façon dont chacun·e se situe face à cette « liberté d’importuner », cette lettre et les débats qu’elle a générés auront permis de rappeler que la séduction qui accompagne la sexualité est, socialement et culturellement, construite et nous renvoie à nos fantasmes, eux aussi, culturellement construits.
Selon les coutumes sociales, les rituels de séduction peuvent s’avérer très différents. Les geishas japonaises et les Peuls du Niger (chez qui les femmes choisissent leur partenaire suite à une danse très expressive exécutée en public) ne ressentent et n’interprètent pas des tentatives de séduction de la même manière.
Lorsqu’Anne Morelli, commentant son appel à la liberté d’importuner, témoigne dans Matin Première: « Quand j’étais jeune en Italie, si personne ne m’avait pincé les fesses pendant mon trajet en métro, je me disais que j’étais mal nippée », il y a de quoi réagir. Pourtant, cela lui appartient bel et bien en tant qu’individu libre.
Or, cette liberté n’est pas à sous-estimer. Car, il y a un réel danger, selon nous, à vouloir codifier ou normaliser cette séduction dans le but d’en extraire tout risque de violence. En effet, depuis l’éclosion de l’affaire Weinstein, nombreux sont les appels à cadrer au maximum les rapports sexuels aussi entre adultes : une application smartphone permettant de valider le consentement des partenaires avant de passer à l’acte ou encore, en Suède, un texte de loi voulant s’assurer de l’expression explicite de la volonté des partenaires au préalable. Merci la spontanéité!
N’y a-t-il pas une mise en danger de nos libertés sexuelles face à cette tentative de normalisation législative ? Les femmes (et les couples) se battent depuis des décennies pour rejeter les papes, les imams et les rabbins de leur chambre à coucher, ce n’est pas pour y inviter les ministres, les juges et les policiers.
Liberté et conscience
En somme, la réponse ne devrait pas venir d’une normalisation étatique qui risquerait d’être vécue comme liberticide. Si la sanction en termes de violence sexuelle doit être exemplaire, l’enjeu actuel dépasse cette question et touche à la séduction et à l’expression de son attirance, de son désir. Et, oserions-nous encore utiliser le mot, de son amour. Les codes culturels et les comportements individuels qui en découlent doivent être interrogés. De ce point de vue, c’est un éveil de conscience que l’on doit prôner et non un cadrage judiciaire.
À nos yeux, la pratique d’une sexualité respectueuse et l’abandon des positions machistes en la matière pourraient venir d’une vision moins stéréotypée de ce processus de séduction. Et si l’homme n’était plus cantonné au rôle d’unique initiateur et la femme enfermée dans celui de la séductrice ? A contrario, encourager des habitudes où les femmes feraient plus facilement le premier pas et les hommes seraient moins dans la démonstration permettrait peut-être l’éclosion de relations plus égalitaires au sein même de nos rites de séduction et in fine aboutir à une vie sexuelle et affective plus harmonieuse, réciproquement bienveillante et mutuellement jouissive.
Brigitte Laurent avec Corentin de Favereau
Article publié dans Plein Soleil n°830 (avril 2018), la revue de l’ACRF – Femmes en milieu rural
Retrouvez l’analyse complète sur www.acrf.be
(1) http://lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/nous-defendons-une-liberte-d-importuner-indispensable-a-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html.