L’animation est assurée par Gia Abrassart, porteuse du projet Café Congo. Elle distribue le micro « à des gens qui parlent sans fards » : Fredo Lubansu, membre d’Afropean Project, Mireille-Tsheusi Robert, présidente de Bamko-BaYaYa, et Mourad Boucif, réalisateur du film Les Hommes d’argile et représentant du MRAX, Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.
Gia Abrassart présente son livre-mosaïque signé avec Sarah Demart « Créer en postcolonie. Voix et dissidences belgo-congolaises » dont le but est de présenter les arts de la diaspora et de décloisonner artistes et académiciens car « en 2010, la Belgique a commémoré avec faste le cinquantenaire de l’indépendance du Congo mais force est de constater que la diaspora congolaise, installée depuis 1960 en Belgique, s’est globalement sentie peu associée à cette vague commémorative ».
Mireille-Tsheusi Robert donne un premier exemple de décolonisation du regard : les enfants, quelles que soient leurs origines, préfèrent jouer avec une poupée blanche qu’une poupée noire lorsqu’on leur propose de choisir. Deuxième exemple : Zwarte Piet a beau être un Blanc couvert de suie parce qu’il est passé par la cheminée, dans l’esprit des enfants, le père fouettard est un Noir au service de Saint Nicolas et qui punit à sa commande. L’intervenante conclut : « Il faut revoir tout ce folklore ».
Mourad Boucif rebondit. Parmi ceux qui opèrent au service de la décolonisation ou de la lutte contre le racisme, y compris dans les institutions et les associations, on compte des personnes qui vont reproduire, parfois inconsciemment, les stéréotypes inscrits dans la société.
Fredo Lubansu renchérit. Quand on parle de diversité dans les arts de la scène, les dirigeants sont de bonne volonté mais d’une grande maladresse. Exemple : le festival d’Avignon en est encore à faire des Focus Afrique. « Il faudrait juste programmer des spectacles, c’est tout ». Il manque un espace intermédiaire au sein des directions et des programmations, comme une ou plusieurs personnes issues des communautés concernées.
Mireille-Tsheusi Robert raconte qu’elle rencontre pas mal de mauvaises volontés, toujours prêtes à débattre mais jamais à changer les équipes. Sur une étude conduite auprès de 85 associations importantes, 83% n’avaient aucun africain noir dans leur staff. « Je n’ai pas compté les femmes de ménage » ajoute-t-elle sans rire, avant de constater que dans les faits, ce que les associations prônent elles-mêmes, elles sont incapables de le mettre en place.
Mourad Boucif explique combien il est difficile d’être soi-même. C’est-à-dire de sortir de boulots attendus tels que l’animation, le social, la sécurité. Devenir cinéaste, scénariste, producteur, « c’est un peu trop. Si en plus vous voulez parler de sujets sensibles comme la colonisation ou l’esclavage, cela complexifie encore plus ».
Les Hommes d’argile, « un film aux allures de fresque historique sur la deuxième guerre mondiale dans la lignée de Terrence Malick », a exigé douze années (!) de production « avec beaucoup d’ingérence dans le scénario ».
Fredo Lubansu explique avoir fait cinq ans de pause au cinéma parce qu’il en avait marre d’être dans des rôles de terroriste et toxicomane. « Je viens de passer un casting pour jouer le rôle d’un papa… c’est bien… mais bien évidemment sans papiers ».
L’acteur ajoute que le modèle économique pose problème : « On passe toujours par les mêmes pouvoirs subsidiants et on passe toujours par les mêmes personnes qui sont en place depuis des années et des années. Et c’est le cousin de la cousine du même parti politique qui prend la place après. Il faut sortir du sytème actuel ».
Gia Abrassart expose que tout le monde est conscient « de ce plafond de verre, de ce privilège blanc qui empêche les personnes d’origine d’avoir accès à des postes importants dans les institutions artistiques. Quelles sont les pistes de solutions qu’on pourrait activer ? ».
Alors Fredo Lubansu s’en réfère d’abord à « Allez tous vous faire enfilmer », un court-métrage en banlieue s’en prenant directement à la façon dont le cinéma français est financé. Il rappelle ensuite la question des quotas dans les lieux de pouvoir. « Faut-il en passer par là ? » Il offre enfin l’exemple du contenu des livres scolaires et de la façon dont il a fallu monter très lentement très haut pour que l’histoire des métis de Belgique, nés pendant la colonisation, descende jusque dans les classes.
Mireille-Tsheusi Robert rappelle qu’il existe des solutions pour les jeunes en perte de repères et surtout d’identité. La délinquance disparaît grâce aux associations qui privilégient, avant même le levier de l’emploi, simplement celui de la parole pour chercher « qui on est, comment nos parents sont arrivés ici et quelles sont les difficultés qu’on rencontre ici en Belgique ». Cela marche, cela apaise, cela rapproche.
Gia Abrassart invite ensuite à entendre les questions du public. L’une sort du lot. « Confronté à la violence, notamment psychique, un militant devrait-il avoir un suivi particulier, psychologique ou psychiatrique ? ».
La réponse de Mireille-Tsheusi Robert est impressionnante : « Oui, je pense qu’il faudrait un suivi, peut-être pas psychiatrique, mais psychosocial, oui. On ne peut pas être dans ce type de combat associatif en Belgique tout en étant d’origine noire ou autre et mener une vie normale. Ce n’est pas possible. Ça, il faut se faire suivre, soit par un professionnel soit être bien entouré par la famille et les amis. Parce qu’on peut sérieusement péter un câble. J’ai déjà été menacée de mort. La police a déjà porté plainte contre moi pour des propos que j’ai tenus, même pas pour de grandes actions. Quand tu es seul dans une situation comme ça, tu peux vite paniquer parce que tu vas avoir des amendes, on va te mettre en prison… Je pense qu’il faut s’organiser pour avoir un cocon ou des personnes de références pour pouvoir avancer ».
Une personne dans le public appuie ses propos : « aux Etats-Unis, des études très sérieuses commencent à sortir sur la psychologie et l’état de santé mentale des activistes ».
Décidément, la jungle belge qu’il faut encore traverser pour « créer en post-colonie et décoloniser les regards » reste impénétrable.
Tito Dupret
Article publié dans Antipodes n°220 (mars 2018), la revue d’ITECO
Illu : Boulon / ITECO