Faut-il utiliser ce terme ou pas ? Cette question incontournable agite tous les comités de rédaction, les organisateurs de conférence, les collectifs engagés, dès qu’ils envisagent de partager avec un public plus large les perspectives catastrophiques vers lesquelles nous mène la marche actuelle du monde.
« Effondrement », ça commence à sonner juste
Souvent, on renonce. « C’est déprimant » disent les uns, « exagéré » selon d’autres. Dans tous les cas, ce n’est pas vendeur. « On devrait plu- tôt mettre en avant les pistes, les solutions… ». Et, presque toujours, c’est ce qui arrive : on consacre une ou deux pages aux constats, déprimants, mais on s’empresse d’accumuler les exemples de jardins partagés, de maraîchage bio, de monnaies locales, de coopératives… pour ne pas se laisser aller au découragement. Ou pour mieux le refouler ?
Depuis trois ans, le mot « effondrement » est toutefois en train de prendre sa place dans le débat public. Après le « développement durable », la « décroissance », la « transition »… Tout se passe comme si chaque nouveau mot apparu dans les luttes écologiques finissait par décevoir, puisque jusqu’ici, aucun de ces mots n’a permis la mobilisation massive tant attendue. L’émission des gaz à effet de serre ne cesse d’augmenter au niveau mondial. De plus en plus de ressources s’approchent de leur pic de production. À tel point que les scénarios catastrophiques, ceux qu’on souhaite éviter, deviennent les plus réalistes. Le mot « effondrement », au fond, commence à sonner juste.
Comment le définir ?
Mais que signifie-t-il ? Qu’est-ce qui pourrait s’effondrer ? Tout. Du moins, tout ce qui nous semble normal au quotidien. Un ancien ministre de l’environnement français, Yves Cochet, définit ainsi l’effondrement : c’est « un processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi (1) ». Parler de scénarios d’effondrement, cela revient donc à dire que le risque est réel, pour nos sociétés industrialisées, de se défaire non pas petit à petit, mais brutalement, en l’espace de quelques mois ou de quelques années.
Le concept d’effondrement n’est pas nouveau. Jusqu’à très récemment, il était plutôt associé aux civilisations anciennes : la Rome antique, les empires Maya ou Inca, voire des civilisations plus localisées comme celle de l’Île de Pâques. Le géographe américain Jared Diamond a popularisé l’idée avec son best-seller Collapse (Effondrement), publié en 2005. Ce livre très remarqué montre comment plusieurs civilisations se sont effondrées à cause de dégradations environnementales. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte dans ces effondrements, notamment les changements climatiques, les dommages environnementaux, les relations commerciales, les guerres… Mais le facteur décisif, c’est la façon dont une société réagit à ses problèmes environne- mentaux. Ce qui a précipité les civilisations étudiées dans des effondrements, c’est l’aveuglement par rapport aux problèmes rencontrés. L’incapacité des élites et des institutions à comprendre les dégradations et à y réagir est plus déterminante que les dégradations elles- mêmes… Cela fait écho à la situation que l’on connaît de nos jours. En identifiant ces facteurs d’effondrement, Diamond ne se contente donc pas de décrire des épisodes du passé. Il attire également l’attention sur la situation actuelle de notre société mondialisée.
Le destin des « sociétés complexes »
Un autre américain, l’historien et anthropologue Joseph Tainter, a étudié les phénomènes d’effondrement de sociétés anciennes. Selon lui, l’effondrement a lieu quand la complexité sociale d’une société ne peut plus être supportée par l’apport d’énergie. Son analyse repose sur une vision presque mécanique : au fur et à mesure des problèmes qu’elles rencontrent et qu’elles résolvent, les sociétés deviennent de plus en plus complexes. Les lois s’accumulent, la population augmente, la fiscalité s’affine, les statuts et les métiers se multiplient, etc. Tout cela nécessite de plus en plus d’énergie. Or, plus une société devient complexe, plus l’énergie disponible sert à maintenir cette complexité elle-même, ce qui diminue la quantité d’énergie qui peut être consacrée à la résolution des nouveaux problèmes qui se posent. « La conséquence est que, tandis qu’une société évolue vers une plus grande complexité, les charges prélevées sur chaque individu augmentent également, si bien que la population dans son ensemble doit allouer des parts croissantes de son budget énergétique au soutien des institutions organisationnelles. C’est un fait immuable de l’évolution sociale et il n’est pas atténué par le type spécifique de source d’énergie (2). » Pour peu que le flux d’énergie disponible diminue, l’édifice s’effondre alors comme un château de cartes.
L’effondrement, pour Joseph Tainter, c’est la « simplification » inéluctable des sociétés quand l’énergie vient à manquer. À l’heure du pic du pétrole et de nombreuses autres ressources, ce propos entre en résonance avec l’actualité.
Je ne veux rien savoir
Stop, direz-vous : toutes ces réflexions, fort peu sympathiques, ne nous concernent pas ! Nous avons d’autres priorités au quotidien. Chercher un boulot, ou le garder, remplir la cuve à mazout, payer les factures, vivre enfin, ou survivre… Mais justement. Si de plus en plus de personnes ont l’impression que l’avenir est bouché, que la vie de leurs enfants sera pire que la leur, c’est précisément lié à un contexte sociétal de plus en plus compliqué. Toutes les choses sont liées : si les inégalités explosent, si le réchauffement climatique est de plus en plus grave (et dramatiquement non combattu), si l’énergie est de plus en plus chère, si la biodiversité disparaît, n’est-ce pas à cause d’une organisation socio-économique qui devient insoutenable, dans tous les sens du terme ?
La tentation du déni est très forte. « Non, un effondrement n’est pas possible… ». Cela fait plus de quarante ans qu’on lance des alertes écologiques, et pourtant le monde tourne toujours en 2018. Parler d’effondrement, ce serait donc se laisser aller à une vieille tendance religieuse qui perçoit dans chaque époque des risques d’apocalypse. C’est certainement un peu vrai. Mais il faut quand même noter, par exemple pour le climat, que ce ne sont pas des religions mais toute une communauté scientifique qui, à l’unanimité ou presque, pointe des risques majeurs pour l’avenir. L’irrationnalité se situe sans doute davantage du côté des climatosceptiques et de ceux qui pensent qu’une source d’énergie infinie sera bientôt à notre portée.
Un autre phénomène nous pousse à ne pas y croire : chaque année qui passe ressemble à la précédente… Si tout était près de s’effondrer, ça se verrait ! La science des écosystèmes et celle des systèmes complexes nous enseigne pourtant que non. Quand on dépasse les limites de ce qu’un écosystème peut supporter (sa « capacité de charge »), la réponse de celui-ci n’est pas immédiate. Elle n’est pas non plus progressive. Il y a un délai, après le dépassement des limites, durant lequel il est encore possible d’ajuster la situation (en réduisant drastiquement l’impact sur le système pour le stabiliser). Mais si, durant ce délai, la pression sur le système continue à augmenter, on entre dans un scénario d’effondrement, qui intervient sous la forme d’un « point de bascule » ou tipping point. Un exemple de point de bascule assez simple est le moment où coule le Titanic. Il n’a pas sombré dès l’impact (qui peut symboliser le moment où on dépasse les limites), mais après quelques heures durant lesquelles l’eau s’engouffrait pourtant petit à petit. Or, à l’échelle mondiale, cela fait plus de trente ans que l’empreinte écologique globale de l’humanité dépasse la capacité de charge de la planète. Avons-nous ajusté la production et la consommation pour stabiliser les choses ? Bien au contraire : tout a continué à augmenter de façon exponentielle, les émissions de gaz à effet de serre comme l’utilisation des ressources.
Au moins, parlons-en !
Est-ce que tout va vraiment s’effondrer ? Personne ne peut honnêtement prédire l’avenir, et certainement pas nous. Il est normal et sain de rester critique, de douter, de chercher. Mais être critique ne signifie pas faire l’autruche. Le développement galopant des initiatives de transition, d’un fourmillement d’alternatives locales et durables est enthousiasmant. Il est aussi indispensable, mais objectivement dérisoire en termes d’impact global. Ce que ces initiatives font renaître se situe sur un autre plan. Elles ne sont pas à elles seules à même d’éviter un effondrement, ni de solutionner l’ampleur des problèmes écologiques, mais elles préparent un autre modèle. D’autres repères collectifs qui prendront inévitablement la place de ceux qui s’effondrent.
Regardons donc les catastrophes probables et les scénarios d’effondrement bien en face. Cela fait peur ? Cela rebute le grand public ? Et alors ? N’avons-nous pas vocation, justement, à nous mettre à l’écoute de ces inquiétudes et à cheminer à partir de paroles libres, partagées et authentiques ? Comme le disent la plupart des « collapsologues », ainsi que se sont baptisés ceux qui étudient le « collapse », c’est-à-dire l’effondrement, ce qui nous attend n’est pas la fin du monde, mais la fin d’un monde. Cela nous concerne donc tous, et il serait logique d’en faire un vrai débat public, d’en parler dans nos groupes, dans nos médias, sans s’autocensurer. Sans dissimuler la gravité des scénarios derrière des mots « positifs » qui risquent de devenir des « mots qui mentent ». Le secteur de l’éducation permanente commence à voir apparaître quelques initiatives encore éparses. Une formation « Collapsologie et éducation populaire » (3) fut ainsi organisée les 28 février, 1er et 2 mars 2018.
C’est à ce débat citoyen que veut contribuer Clément Montfort, un jeune réalisateur français, avec son projet « NEXT », une web-série documentaire sur le sujet (4). « Dire qu’on va trouver des solutions au problème climatique, prévient-il, c’est mentir aux gens. Mon projet, c’est d’aider les gens à se faire à l’idée que ça va secouer. On sera plus résilient en gardant les yeux ouverts et en se préparant à la catastrophe qu’en faisant un déni de réalité. Il faut une décharge électrique pour bousculer les gens face à la décroissance forcée qui s’annonce (5). »
Guillaume Lohest
Article publié dans Contrastes n°184 (janvier-février 2018), revue des Equipes populaires
(1) Yves Cochet, « Faire société face à l’effondrement », séminaire du 22 avril 2016, Institut Momentum.
(2) Joseph A. Tainter, L’Effondrement des sociétés complexes, Ed. « Le Retour aux sources », 2013.
(3) Formation donnée par les asbl Quinoa et Rencontre des Continents, le projet Mycelium et le CFS. Voir http://www.rencontredescontinents.be/Nouvelle-Formation-Collapsologie-Education-Populaire.html
(4) Les épisodes de « NEXT » sont visibles sur Youtube, sur la chaîne de Clément Montfort.
(5) « Parler de solutions au problème climatique, c’est mentir aux gens », interview de Clément Montfort, propos recueillis par Vincent Lucchese, Usbek & Rica, 14/10/1017. www.usbeketrica.com