Pourquoi une plateforme d’hébergement citoyenne spécifiquement liée aux migrants ? Pourquoi ne pas fournir cette aide aux Sans Domicile Fixe ?
Je me suis posé la question au début, avant d’héberger. On était en octobre, j’avais vu qu’il existait cette plateforme à Bruxelles. Ce qui était proposé là-bas était intelligent, organisé, pensé, reproduit tous les jours… c’était cadré. Pour moi, c’était rassurant. J’avais besoin de ça. Au fil de mon raisonnement, j’ai réalisé que les migrants n’ont pas choisi d’être ici. Ils ont fui des situations difficiles et, bien souvent, ils portent de lourdes responsabilités sur leurs épaules : trouver un boulot et de quoi faire vivre leur famille qui est restée là-bas. Je pense que pour les personnes Sans Domicile Fixe, c’est un problème souvent plus individuel. J’ai un petit peu regardé et réfléchi : il y a des structures qui s’occupent d’eux, ils ont la possibilité d’être accueillis. Cela ne signifie pas que je considère que c’est parfait, mais je ne me sentais pas prête à y trouver ma place. Ça collait moins avec ce que je pouvais offrir.
Qu’est-ce qui pousse les volontaires à s’engager pour ce genre de cause ?
Je ne sais pas si tout le monde partage le même point de vue. C’est une plateforme tellement humaine qu’on n’a pas besoin d’avoir tous la même vision. Je pense que c’est vraiment ça, la richesse. On a tous l’occasion de retrouver notre fibre humaine, sans qu’elle soit forcément identique à celle du voisin. Chacun donne ce qu’il peut offrir. Chaque partage, chaque besoin est respecté dans ce qu’il a de plus juste. C’est la légende du colibri qui va avec sa petite goutte d’eau pour éteindre l’incendie… et il fait sa part. Je crois qu’on a vraiment renoué avec quelque chose d’humain, de juste, qu’on a perdu dans notre société à cause du consumérisme, de l’individualisme. C’est pour ça que c’est aussi fort, aussi prenant.
Peut-on dire que la plateforme est un mouvement protestataire, de revendication par rapport à des décisions politiques trop dures en matière d’immigration ?
Je pense qu’on revendique quelque chose de basique : protéger quelqu’un en danger, le mettre à l’abri et le nourrir. Ce sont des besoins fondamentaux qu’il est simplement normal d’offrir. Puisque ce n’est pas le cas, nous, on le fait. Maintenant, Theo Francken, je le « remercie ». Je pense qu’il nous a permis de retoucher à cette fibre humaine, à cette fibre citoyenne. Humaine parce qu’ils (les réfugiés, NDLR) nous appellent tous « maman ». Mais quand j’héberge, je leur dis toujours : « ce n’est pas moi votre maman, c’est vous nos grands-pères ». Il ne faut quand même pas oublier que toute la planète est issue de 10.000 gars qui ont quitté l’Afrique un jour ! On essaye de nous le faire oublier, mais la plateforme est là pour nous le rappeler. Et citoyenne parce que je pense qu’on est en train de se reconnecter avec les racines de la démocratie. La vraie démocratie, ce n’est pas ce qu’on nous donne maintenant. On fait croire aux citoyens qu’ils ont leur mot à dire. Moi, je crois qu’on n’a plus grand-chose à dire chez nous. C’est à nous de revendiquer. Avec la plateforme, on revendique la parole. On veut inverser la vapeur en remettant l’humain au centre.
Comment la plateforme s’est-elle créée ?
À Bruxelles, il existe physiquement une structure d’aide aux réfugiés. Cette structure s’est déclinée en un groupe Facebook « Hébergement plateforme citoyenne ». Ça s’est mis en route comme ça : il y a des Bruxellois qui ont commencé à héberger, à « venir » sur la plateforme Facebook. Quand je l’ai découverte en octobre 2017, on était 7.000. Aujourd’hui, on est plus de 40.000 ! Ça ne veut pas dire que tous hébergent, mais il y a quand même un nombre énorme de personnes qui soutiennent et donnent leur aval à ce qui se passe.
Comment les rôles se sont-ils répartis entre vous ?
De manière spontanée en fonction des besoins, du temps et des envies de chacun. Pour moi, c’est vraiment important qu’on garde le côté spontané de la démarche. Il y a des administrateurs et des modérateurs de la plateforme, mais cela ne veut pas dire que l’on décide seuls. Maintenant, pour beaucoup, les rôles ont quand même un sens. Mais ils se rendent vite compte qu’on est tous là dans le même bateau – sans vouloir faire de mauvais jeux de mots – et qu’on avance tous ensemble.
Maintenant, il y a toujours la plateforme de Bruxelles qui reste la référence puisque tout repasse par elle. Il y a un cadre. Et certaines décisions sont venues au fil du temps. Par exemple, au tout début, on devenait membre immédiatement. Maintenant, il y a un processus de validation par le modérateur. C’est également le cas depuis janvier pour les publications. Il y avait trop de gens qui parlaient des camions, des parkings, des gars qui « allaient essayer de passer ». Dans ce cas, on prévient la personne. On lui demande de supprimer ou on n’édite pas cette publication-là.
Est-ce que l’engagement ne faiblit pas avec le temps ? Avec cette impression qu’on ne verra jamais le bout ?
En même temps, pourquoi devrait-il y avoir un bout ? Ça se passe bien, ça apporte plein de choses. On est dans l’instant présent. Si on se dit que ça ne finira jamais, on se met un poids sur les épaules. On ne va pas le faire parce que ça va avoir l’air énorme.
Contrairement à notre société qui a tendance à utiliser les renforcements externes (« c’est bien, tu as bien travaillé à l’école », « c’est bien, tu as bien débarrassé la table », « c’est bien, tu as ton salaire, tu as bien travaillé »…), notre moteur à nous est la relation qui se crée. C’est notre seul renforcement. On est fier de soi parce qu’on a fait quelque chose de juste et de bon. Et on n’est pas payés pour. Il n’y a personne qui nous a obligés à le faire. On le refait si on veut, on arrête si on veut et il n’y a personne qui va vous dire que tu as « bien fait » ou « mal fait ». C’est ça qui est extraordinaire.
N’avez-vous jamais ressenti le besoin de mettre un frein à votre investissement ?
Il me semble important de garder à l’esprit cette idée de renforcement qui émane de chacun de nous. C’est cela qui permet, quand on ne se sent plus bien, de s’autoriser à dire « je fais une pause ». Petit à petit, on se rend compte du temps que ça prend et on rectifie. Il n’y a pas de mal à rectifier. Cette autorisation-là, si on y touche, c’est fini parce que c’est le nœud de la plateforme. C’est le nœud de l’aide. Moi, ce sont mes grands (ses enfants, NDLR) qui m’ont mis une limite. À un moment donné, ça devient tellement important de vider le Parc que tu en fais un enjeu vraiment fort. Et tu tombes alors dans un « trip » qui n’est finalement pas positif. D’avoir entendu ma fille et d’avoir pris conscience de l’avalement dans lequel j’étais, c’est aussi important.
Quelles sont les perspectives d’avenir par rapport au problème d’immigration ? Pensez-vous sortir un jour du tunnel ?
D’abord, je n’ai pas l’impression d’être dans un tunnel. Pour moi, on fait la lumière sur beaucoup de choses. Et à partir du moment où tu n’es plus dans un tunnel, les choses avancent comme elles doivent avancer. Concernant les perspectives, maintenant que c’est parti, ça ne changera plus. Il y a aussi d’autres points de vue qui te diront que si, sur la terre, il n’y avait personne pour faire du « mal », ça n’aiderait pas à évoluer. Ça rejoint ce que je disais avec le « merci Francken » qui nous a reconnectés. Donc je ne sais pas… je n’ai pas de réponse à ça. Je crois que personne n’a la réponse. Et par rapport à la plateforme et à sa durée de vie, j’ai ma philosophie qui est de vivre l’instant présent ! Je n’anticipe rien. Je ne considère même pas que je le fais à la place des politiques, je fais ce qui est urgent, ici et maintenant. Je ne vais pas dire que je me fous de ce que Theo Francken envisage, mais là, dans l’humain, c’est tout simple et ça fonctionne au jour le jour.
Propos recueillis par Elise Vendy
Article publié dans le journal Terre n°161 (été 2018), édité par le Groupe Terre asbl
Photo : plateforme citoyenne