Deux rangées de tables, des chaises à gauche et à droite, et trente à quarante hommes, souvent jeunes, qui papotent, pianotent sur leur téléphone portable, dorment assis ou couchés par terre. C’est une grande pièce tout en longueur, aux murs couverts de bois : s’y cachent une multitude de casiers, 230 consignes de tailles diverses.
Ils sont nombreux ce matin-là à porter un sweat-shirt jaune vif. Dans le dos, en bleu turquoise, deux mots : Douche Flux. S’ils sont ici, c’est en effet pour prendre une douche, laver leurs vêtements – le pull jaune leur est prêté en attendant la fin de leur lessive – mais aussi recharger leurs téléphones portables.
L’aventure de Douche Flux est née dans la tête d’un homme, Laurent d’Ursel. Avec le collectif Manifestement, cet artiste iconoclaste et adepte de l’ironie, organise en 2010 un rassemblement de SDF pour « célébrer » la fin de l’année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. « Il y avait alors un sans-abri de plus par jour dans la rue ! », se souvient l’intéressé.
Dans la foulée, une autre manifestation (pour réclamer la baisse du prix de l’alcool !) est prévue. Elle n’aura jamais lieu, mais « ces projets nous ont permis de rencontrer énormément de gens et d’associations, et nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas en rester là. »
Ils récoltent alors une série de témoignages, qu’ils publient dans un livre, Revendications de (pré-)SDF bruxellois (éditions Maelström). « Ça, c’était pour la partie critique, il fallait aussi faire en sorte que la situation change » explique Laurent d’Ursel qui décide alors de créer une asbl.
« Nous avons décidé de nous concentrer sur un service qui n’existait presque pas à Bruxelles : mettre à disposition des douches, des lavoirs et des consignes. Nous avons également lancé un magazine, une émission de radio, un jeu de société axé sur la vie à la rue, des séances de films-débats, des rencontres entre précaires et élèves, un guichet info, le site survivinginbrussels.be… Le tout avec un objectif précis : redonner fierté et dignité à ces personnes. Quand on vit dans la pauvreté, qu’on ne croit plus en soi, la possibilité de rebondir est en effet très faible. »
« Quand on vit dans la pauvreté, qu’on ne croit plus en soi, la possibilité de rebondir est en effet très faible »
Alors que nous échangeons avec Laurent, un jeune homme endormi sur sa chaise de l’autre côté de la table tombe brusquement par terre. Un de ses voisins le secoue, il ne réagit pas, on appelle d’urgence l’infirmière. Au bout de quelques minutes seulement, il reprend conscience. « Il n’a plus dormi depuis deux jours », traduit l’un de ses compatriotes…
Au guichet d’accueil, deux nouveaux bénéficiaires arrivent. Ils se font photographier, donnent leur nom, et reçoivent en échange une petite carte d’identification. « Nous veillons à respecter leur désir d’anonymat. Ils peuvent nous dire qu’ils s’appellent Napoléon et se cacher les yeux sur la photo, peu nous importe, mais nous avons tout de même besoin de savoir qui fréquente les lieux. Par ailleurs, ils sont souvent au-delà de la paranoïa… », ajoute notre guide.
Au sous-sol, les usagers de Douche Flux reçoivent un panier numéroté muni d’un filet dans lequel ils peuvent déposer les vêtements qu’ils désirent laver. En attendant la fin de leur lessive, les bénéficiaires enfilent alors un jogging et une paire de sandalettes.
Un vestiaire gratuit est à leur disposition s’ils ont besoin d’un pantalon, d’une veste ou de tout autre vêtement.
Le bâtiment dans lequel Douche Flux a installé ses quartiers a été acquis et aménagé de haute lutte. Les premières activités avaient lieu dans la maison même de Laurent d’Ursel. Impossible évidemment d’y installer vingt douches et un centre d’accueil de jour…
Discours enflammé et PowerPoint sous le bras, le chevalier de la cause des précaires a usé du carnet d’adresses de son beau-frère, fait le tour de ses amis fortunés, et tenté de convaincre certains d’entre eux de financer l’achat et la rénovation d’un immeuble pour héberger l’association.
« Plus les gens sont riches, plus ils sont sollicités, et toujours pour de bonnes causes, constate Laurent. Il faut beaucoup d’enthousiasme, beaucoup d’énergie, y croire comme vingt-cinq et devenir monomaniaque… »
« On m’accusait de « surfer sur la misère des pauvres pour ma gloire personnelle » »
Après bien des frayeurs et des péripéties – dont la rumeur circulant dans l’administration communale auprès de laquelle il fallait obtenir le permis d’urbanisme qu’il voulait construire…un bordel ! – il a trouvé des donateurs, créé une coopérative (ImmoFLUX), déniché le bâtiment et réalisé tous les travaux d’aménagement.
« Nous aurions intérêt à ce que les sans-abri disparaissent, rigole d’Ursel, avec ce ton moqueur qui est le sien. On pourrait installer ici un splendide club de fitness ! »
Cet investissement privé dans le secteur de la lutte contre le sans-abrisme, sorti de nulle part ou presque, a reçu un accueil « glacial » de la part des principaux acteurs du secteur. « On m’accusait de « surfer sur la misère des pauvres pour ma gloire personnelle ». Je n’avais pas de crédibilité, juste la conviction de pouvoir contribuer à la lutte. Il a fallu faire le dos rond. »
Sans cesse au four et au moulin, « Monsieur le président » comme certains l’appellent ici, n’est en tout cas pas avare de son temps.
Ce mercredi, jour de réunion autour du magazine, c’est lui qui remplace la coordinatrice, en congé.
Il invite les usagers qui passent à raconter leur histoire.
Fouad lui explique comment il est sorti du Maroc, mêlé d’abord discrètement à un groupe de touristes, puis dissimulé à l’intérieur d’un caisson en bois peint en noir et lui-même coincé sous un camion pour remonter jusqu’en Belgique.
On a descendu deux ordinateurs dans la salle commune. David Trembla tapote sur le clavier, concentré : « Là j’écris un article sur le Burkina Faso et la crise alimentaire… L’écriture est une vocation pour moi, et participer au magazine c’est une forme d’émancipation. Ce sera aussi une belle carte de visite. Comme je suis hispanophone, mes articles doivent être corrigés, c’est aussi une façon d’apprendre le français. Mais je suis frustré : je ne peux y publier que mille mots par numéro, alors que j’en écris dix mille ! »
El Bekkaye est aussi l’un des rédacteurs réguliers de la revue dans laquelle il dénonce des injustices. « Ça soulage et parfois il y a des réactions. Je critique pour améliorer les choses, pas seulement pour dire ce qui ne va pas. Les gens qui lisent mes articles me remercient, et ça me donne du courage. »
Le magazine représente également une source de revenus – acheté à 50 centimes à l’Asbl, il est revendu à 2 euros – mais les vendeurs du magazine ne sont pas nécessairement ceux qui y écrivent.
« Ce sont majoritairement des Roumains, explique David, qui achètent chacun une centaine d’exemplaires. Je ne suis pas parvenu à les faire participer à la rédaction. Moi je n’arrive pas à les vendre, souvent je les donne, c’est un moyen d’engager la conversation. Ceci dit, je ne sais pas si ceux qui les achètent le font pour les lire ou juste par pitié, et j’ai un peu le sentiment d’écrire dans le désert… »
Dans la salle, certains esprits s’échauffent… Le mercredi après-midi est en effet réservé aux femmes (sans véritable succès pour l’instant), et il faut vider les lieux.
« Le ton monte souvent très vite, car ils sont en permanence en situation de stress, raconte Raymond Fani, l’éducateur. S’ils sont violents, c’est aussi parce qu’ils subissent de plein fouet la violence institutionnelle. A leur place, moi aussi je péterais un câble. Comme ils n’ont pas toujours les mots, les incompréhensions et malentendus sont monnaie courante. »
Sans compter la barrière de la langue, comme cette fois où il demandait à un bénéficiaire de « baisser le ton », Raymond a réalisé que ce dernier ne comprenait pas pourquoi il lui parlait de « thon »…
« Quand je suis arrivé ici, je me suis demandé si j’allais pouvoir rester, poursuit l’éducateur. Il y avait des bagarres tout le temps, avec des toxicomanes, des alcooliques, des pickpockets. Laurent est très gentil, mais un peu trop « open bar ». Il faut fixer des règles à l’intérieur, même s’il n’y en a pas à l’extérieur. Autant pour les personnes plus calmes qui fréquentaient l’endroit que pour le personnel, il fallait faire en sorte que la structure soit vivable. »
Raymond s’est donc appliqué à se faire respecter, en mettant à la porte les fauteurs de trouble incorrigibles. « J’ai montré que le patron, ici, c’était moi, que je serais de toute façon plus fort. Mais je serre aussi la main à tout le monde quand j’arrive, je prends des nouvelles des personnes présentes et je tente de trouver des réponses à leurs problèmes. »
Depuis, le calme est à peu près revenu, « et on peut commencer à faire du vrai boulot ».
« Leur donner un endroit calme où prendre une douche, les écouter, c’est à peu près tout ce qu’on faire pour eux »
Le boulot au quotidien chez Douche Flux, c’est aussi celui d’une infirmière et d’une assistante sociale. Au-delà des aspects sanitaires, la douche est un moyen d’aider ces personnes à se remettre en ordre administrativement, à accéder aux soins de santé, à trouver un logement…
Au départ, le projet a été pensé pour venir en aide aux ressortissants belges ou européens, qui ont accès à des droits sociaux. Mais, désormais, on retrouve ici de plus en plus de sans-papiers installés en Belgique ou en transit vers la Grande-Bretagne.
« Dans les lieux d’accueil, une population chasse l’autre, constate Laurent d’Ursel. Les Belgo-belges disent que c’est pour les sans-papiers, les Erythréens que c’est pour les Soudanais, les femmes que c’est pour les hommes… »
Chez Douche Flux, l’espoir était qu’un grand espace comme celui-ci permette à tout le monde de trouver une place mais force est de constater que ce n’est pas encore le cas. « Si nous parvenions à réunir suffisamment de bénévoles et de personnel pour organiser toutes les activités envisagées sur papier, on pourrait désengorger le rez-de-chaussée », se dit le fondateur.
Les mercredis des femmes est aussi une réponse apportée au problème.
Régulièrement, l’équipe organise des maraudes dans Bruxelles pour informer les sans-abri de l’existence du lieu : « C’est un public difficile à capter. Souvent, les sans-abri ont peur de bouger et de perdre leur place dans la rue, raconte Raymond. Ils sont généralement très fatigués et n’enregistrent pas les informations. Et s’ils viennent, en général c’est pour se doucher rapidement ; ils ne restent pas. »
Pour les sans-papiers, les aides possibles sont malheureusement très limitées. « Leur donner un endroit calme où prendre une douche, les écouter, c’est à peu près tout ce qu’on faire pour eux », poursuit-il. Ceux qui ont eu un peu d’éducation participent aux activités comme le yoga, les massages, la course à pied, les cours de langue. Les autres désirent juste accéder à ce qui peut servir dans l’immédiat. »
Meet schools
Meet Schools, ou la rencontre entre une classe et un ou une précaire vivant dans la rue, est l’une des belles actions proposées par Douche Flux. « Ils viennent ici et on leur explique un peu notre vie, rapporte Christophe Hausse, l’un des participants. Ils demandent comment c’est arrivé – moi c’était un loyer trop cher et impayé. Je leur raconte mon histoire mais leur explique aussi qu’il faut tout faire pour ne pas entrer dans l’engrenage. Sinon c’est problème sur problème. »
« Nous pouvons leur dire que les gens dans la rue ne sont pas tous des alcooliques, qu’il y a des docteurs par exemple, ajoute Rabah Hamdad, un autre « bénéficiaire-bénévole » très actif (« pour le plaisir et pour ne pas tomber dans le vide »). Que s’ils boivent, c’est pour oublier, et que c’est bien de donner, sinon une pièce, au moins un sourire. »
Dormir sans peur est un besoin généralisé et presque jamais satisfait. Pour Raymond, il faudrait créer Douche Flux 2.0 avec des lits-capsules comme au Japon, que l’on pourrait fermer pour s’y sentir en sécurité. « Pas mal de problèmes de violence seraient déjà réglés ainsi. » Laurent d’Ursel, lui, plaide pour le passage à une logique de besoin et non plus de statut. « Une femme battue sans-papier ne peut pas aller au commissariat parce que sa situation administrative prime sur le danger qu’elle court. Nous pourrions tout à fait imaginer l’inverse, c’est un combat essentiel pour moi. Et c’est en train de bouger. »
Mais bientôt une autre réunion l’appelle. Il met son casque jaune canari, enfourche son vélo, et repart au combat. Pour une politique axée sur l’accès au logement (« être dans la rue use les systèmes mentaux, il faut limiter à tout prix le temps que les personnes y passent »), pour des subsides structurels, inexistants à l’heure actuelle (« nous sommes reconnus maintenant comme centre de jour, mais nous ne savons pas encore combien d’emplois seront financés »), pour recruter des bénévoles (« on est frustré de ne pas pouvoir développer toutes les activités qu’on voudrait »)… « Je reste pessimiste à court terme, mais optimiste à long terme ». Derrière lui, comme tous les mercredis, la coiffeuse peaufine une coupe. Garder sa dignité et le respect de soi, cela peut aussi passer par des cheveux bien taillés.
Laure de Hesselle
Article publié dans le magazine Imagine n°129, sept-oct. 2018
Photos : Douche Flux