Quelques mots sur l’ouvrage
Résumé de l’éditeur : « De la ZAD à la Palestine, de la marche pour le climat de New York aux camps de réfugié·es de La Chapelle en passant par le tarmac des aéroports londoniens, Juliette Rousseau, militante altermondialiste, coordinatrice de la Coalition contre la COP 21 en 2015, part à la rencontre de collectifs en lutte contre les rapports de domination liés à la classe, au genre, à la race ou encore à la condition physique et mentale à l’oeuvre dans la société, collectifs qui ont aussi en commun d’interroger l’existence et la reproduction de ces mêmes rapports de domination à l’intérieur des espaces de lutte. A partir de nombreux entretiens, ce livre invite à explorer des formes d’organisation et de solidarité à même de créer les conditions de nouvelles complicités politiques qui ne soient pas aveugles aux oppressions croisées. »
A l’image de la collection Sorcières des éditions Cambourakis, l’auteure utilise l’écriture inclusive tout au long de son ouvrage. Elle opte pour le point médian (allié·es, nombreux·ses), le pronom neutre « iels », ainsi que la règle de proximité en accordant l’adjectif ou le participe passé avec le nom le plus proche (« de avantages, bénéfices, droits ou faveurs qui me sont conférées »). Que les mauvaises langues se ravisent : son ouvrage se laisse lire, sans aucune difficulté.
>>Lutter ensemble : pour de nouvelles complicités politiques, de Juliette Rousseau, éd. Cambourakis, coll. Sorcières, 2018
« Ce livre part de mon engagement militant », lance Juliette Rousseau à l’occasion d’une rencontre à Bruxelles (1) autour de son livre Lutter ensemble : pour de nouvelles complicités politiques. D’emblée, elle exprime son malaise de parler des oppressions à la place de celles et ceux qui les subissent. Pour en arriver à cet état de conscience-là, la militante française est passée par différents terrains de lutte : syndicalisme étudiant, altermondialisme, féminisme, justice climatique. Ca l’a forgé. Elle a été témoin de pas mal de rapports de domination dans ces milieux-là. Des femmes à qui on coupe la parole en réunion. Des rassemblements altermondialistes peuplés d’hommes blancs, classe moyenne. Du coup, au public, tout comme aux lecteur·trices, elle aime préciser d’où elle parle, d’où elle écrit. Dès les premières pages de son ouvrage, elle le souligne : « Ma démarche est ancrée dans ma position spécifique dans les luttes : celle d’une femme blanche cisgenre, éduquée et valide. Par les multiples aspects dominants de mon identité sociale, j’ai une responsabilité directe dans la reproduction des rapports de domination au sein des espaces de lutte que je pratique. »
Consciente des privilèges dont elle dispose, Juliette Rousseau aborde la question des rapports de domination avec beaucoup d’humilité dans son ouvrage. Elle laisse d’ailleurs une place considérable aux paroles (reprises mot pour mot, laissées intactes) des militant·es rencontré·es au fil de sa démarche. Ils et elles sont issu·es de différentes espaces de lutte, pour la plupart en France, en Angleterre, en Palestine, en Israël. Les luttes portées sont féministes, anti-racistes, anti-colonialistes, LGBTQI+ ou encore anti-validistes. Elles ont été sélectionnées parce qu’elles questionnent, précisément, les oppressions et leur croisement au sein même de ces luttes. Car c’est bien cela que Juliette Rousseau vient titiller dans son ouvrage : les rapports de domination à l’œuvre au sein même des mouvements et des espaces de lutte. Sa question de départ, elle l’explicite en ces mots : « Est-il possible aujourd’hui d’inventer des formes puissantes de lutte qui soient aussi agissantes sur les oppressions qui le traversent ? Et si oui, comment ? »
Des privilèges à la puissance d’agir
Juliette Rousseau invite donc à prendre conscience, chacun·e à notre échelle, de nos propres privilèges, pour les transformer en puissance d’agir, tout en évitant cet écueil qu’est la reproduction des oppressions. L’air de rien, les exemples sont légion : sexisme ou racisme ambiant à l’œuvre dans une ZAD, espace majoritairement blanc et masculin ; organisation d’une manifestation pour les maintien des droits des personnes handicapées en leur demandant de ne pas y prendre part histoire de ne pas ralentir la cadence… Des réflexes constants, insidieux, partout présents, même dans les milieux militants. La preuve en est : au cours de cette soirée de rencontre avec l’auteure, dans le public, un homme reprend les propos d’une femme en commençant par « Je crois que ce que tu as voulu dire, c’est… » Les visages se tendent, les mains se crispent.
Témoignages à l’appui, Juliette Rousseau en parle de ces dérives dans son ouvrage. Extrait choisi : « Dans de nombreux terrains de lutte, (…) on doit encore se battre pour que soient reconnues les oppressions qui se jouent. Entre collectifs et au sein des mouvements plus larges, certain·es doivent défendre bec et ongle leur autonomie politique – entendue ici comme la possibilité de mener une lutte par et pour les personnes directement impactées par une même situation oppressive – face à celles et ceux qui, le plus souvent, la leur refusent, les accusent de semer la division et peuvent aller jusqu’à saboter leur tentatives d’organisation. En conséquence, dans la majorité des espaces composant la constellation des milieux en lutte, plus ou moins organisés et structurés, la même homogénéité de race, de classe, de genre et de condition se reproduit et prend le dessus. C’est, finalement, une énergie considérable qui se perd à faire taire les voix dissidentes ou les ignorer, et nous conduit à la même impasse : l’impossibilité de formuler, en actes, les communs émancipateurs qui nous font cruellement défaut. (…) Mais nous avons une vraie capacité d’agir sur nos socialisations oppressives, que la puissance collective des luttes vient multiplier. Et c’est bien à la puissance que je cherche à m’intéresser ici : celle, individuelle ou collective, de faire dérailler les trajectoires violentes dans lesquelles nous sommes inscrit·es. Nous pouvons démissionner de « ce » que l’on nous a assigné·es à être, le subvertir, le transformer en puissance d’agir. (…) Trahir le genre, la race ou la classe pour tisser d’autres façons d’être au monde. »
L’arnaque de la convergence des luttes
L’ouvrage est long (460 pages) et aborde de nombreux enjeux, au travers des différents témoignages méticuleusement récoltés et retranscrits. Juliette Rousseau y intègre aussi ses expériences vécues en tant que militante, à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, notamment. Elle aborde ses déceptions et désillusions. Et ramène de la réflexions et questionnements dans chacun de ses propos. Elle aborde, par exemple, cette conflictualité qui dans certains milieux fait mauvais genre… Et pourtant : « Il n’y a pas de paix tant qu’il n’y a pas de justice, et si l’Histoire nous apprend quelque chose à ce sujet, c’est que la justice ne vient pas simplement de la bonne volonté des dominant·es. Dans l’état actuel des rapports d’oppression, cette pacification des rapports sociaux n’est ni possible ni même désirable. « Se retrouver », au sens de réinventer la complicité et la solidarité politique en conscience des rapports de domination dans lesquels nous sommes collectivement pris·es, ne veut donc pas dire éviter la conflictualité. »
« Si convergence il y a aujourd’hui, elle ne peut être que conditionnelle. » (…) Parmi les conditions premières, « le respect et le soutien du principe des premier·es concerné·es ». Pas simplement « inviter celles et ceux qu’il serait bon d’avoir sur la photo », mais plutôt se demander si « tout le monde est autour de la table, et ce dès le début »
Face à l’audience, elle y va sans détour. « La convergence des luttes est une véritable arnaque », lance la militante. Puis, elle tempère quelque peu, en évoquant une convergence des luttes possible peut-être un jour, mais pas à l’heure actuelle et sous certaines conditions. Ces conditions, elle les évoque dans son ouvrage. A commencer par « le respect et le soutien du principe des premier·es concerné·es ». Pas simplement « inviter celles et ceux qu’il serait bon d’avoir sur la photo », mais plutôt se demander si « tout le monde est autour de la table, et ce dès le début ». La forme et les moyens de cette alliance doivent alors être définis par tou·tes, « avec l’hétérogénéité et parfois la conflictualité que cela implique ». Le consentement est de mise, aucune alliance ne se force. Poser une injonction, c’est reproduire les systèmes d’oppression, explique l’auteure. Autres conditions suggérées : « la reconnaissance des inégalités et des dominations à l’œuvre et l’engagement de la part de celles et ceux qui en bénéficient à agir dessus en accord avec les premier·es concerné·es ; la transparence sur les moyens et l’engagement à les partager ; la responsabilité, entendue comme la capacité de rendre des comptes sur les actes et de s’engager à être dans une logique de transformations chaque fois que nécessaire ».
Aux collectifs et organisations, Juliette Rousseau invite à définir le commun politique que l’espace de lutte s’est donné. Lutter à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur, pour éviter à tout prix de reproduire les mécanismes d’oppression au sein même des espaces de lutte. « La transformation doit donc a avoir lieu aux deux niveaux : celui du système et celui de nos espaces. »
Pas un livre de recettes
Au départ, l’auteure souhaitait proposer une sorte de manuel pratique. Il n’en est rien. Au fil de son travail, de ses rencontres et lectures, elle se voit confrontée au non sens d’une telle démarche. « Venir avec des recettes toutes faites, c’est une vision universaliste et colonialiste, souligne-t-elle. Les réponses sont éminemment contextuelles. » De ça elle parle aussi dans son ouvrage : « Tout est affaire de contexte et d’exploration. (…) La lutte contre l’anéantissement des dominations est aussi une lutte contre la volonté du système normatif de tout lisser et l’injonction à s’assimiler. » Elle propose plutôt d’inventer des outils de lutte en contexte. D’accepter, aussi, que les pratiques de lutte soient provisoires et puissent se laisser modeler, se réactualiser à tout moment. Reconnaître la dimension changeante, c’est aussi se prémunir d’une tendance à la rigidité, c’est éviter les tentatives de normalisation.
Dans les luttes telles qu’évoquées par Juliette Rousseau, il y a cette « prise de risque mutuelle », pour savoir si on est capables de se transformer. Douter et se tromper y ont toute leur place, sans jamais, pour autant, renoncer à réinventer… et continuer la lutte.
Céline Teret
(1) Soirée rencontre avec Juliette Rousseau, à Bruxelles, le 11/04/2019, organisée par le Réseau ADES, Mycelium et Rencontre des continents. Si la plupart des citations de Juliette Rousseau dans le présent article proviennent de son ouvrage Lutter ensemble pour de nouvelles complicités politiques (éd. Cambourakis, coll. Sorcières, 2018), certains propos sont issus de cette rencontre.