Le collectif Kahina
Le collectif est apparu au moment de la sortie de l’affaire du burkini en 2016. Fin 2017, ils prend le nom de Kahina, « cette reine berbère que l’on peut qualifier d’anticolonialiste, à l’identité plurielle comme nous ». Suite à l’affaire de la chaine de magasin Decathlon en France et le climat d’islamophobie qui règne de plus en plus en Europe et en Belgique, elles ont décidé de réaffirmer l’aspect décolonial de leur féminisme. Elles se disent laïques. « Nous ne nous retrouvons pas dans les Etats dont la loi est celle de Dieu tel que l’Arabie Saoudite ou l’Iran par exemple. Nous sommes des Occidentales, nous sommes de cette société dont la loi est celle de l’humain. » Et s’opposent aux injustices faites par le « Nord » sur le « Sud ». « Nous connaissons un confort de vie dans nos pays parce que nous exploitons les richesses du Sud et les corps racisés notamment des femmes qui fabriquent nos t-shirts sur lesquels on peut parfois lire Girl power !
Contrastes : Le féminisme est traversé par de nombreux courants. Quel féminisme défendez-vous ?
Seyma Gelen : Nous sommes des féministes de culture ou de religion musulmane. Certaines femmes ne sont plus croyantes mais portent la culture musulmane au travers de leur apparence. Ce sont des femmes discriminées même si elles ne portent pas le foulard. Nous sommes des féministes décoloniales. Il existe plusieurs mouvances au sein du féminisme décolonial, notamment les afro-féministes, avec lesquelles nous sommes solidaires, dont la lutte est spécifique à leur histoire.
Pour nous, aussi longtemps que les injustices au niveau social subsisteront envers les femmes, celles-ci ne seront pas libérées et c’est aux concernées de définir les termes et moyens des luttes contre ce qui les opprime. Le destin commun de toutes les femmes, c’est la libération de tout ce qui les opprime. Et tant que les femmes musulmanes seront stigmatisées, les autres femmes ne seront pas libérées. Celles qui ont la parole aujourd’hui risquent un jour de ne plus l’avoir !
Quelles sont les figures qui vous inspirent et qui incarnent ce féminisme en Belgique ou dans le monde ?
Le mouvement par excellence qui nous inspire c’est le black feminism. Chaque femme vit des réalités différentes, en fonction de caractéristiques sociales, ethniques ou de sa religion. Chacune ne vivra pas le même type de difficulté. Elles, en tant que femmes noires, dans un contexte noir américain, étaient dans un premier temps invisibilisées dans les mouvements antiracistes noirs dominés par des hommes. Leur situation de femme n’était pas prise en compte dans l’analyse de ces derniers. Et les mouvements féministes portés par des femmes blanches n’identifiaient pas les difficultés rencontrées par ces femmes-là. Leurs priorités n’étaient pas les mêmes. Ce constat a été traduit par le concept d’intersectionnalité théorisé par l’afro-féministe Kimberlé Crenshaw : quand on est une femme noire pauvre, on ne rencontre pas les mêmes difficultés qu’une femme blanche riche ou qu’un homme blanc riche. Et donc les priorités de lutte ne seront pas les mêmes. Notre féminisme décolonial mobilise donc une analyse intersectionnelle : comme femmes musulmanes en contexte occidental, nous avons des problèmes spécifiques.
Chandra Mohanty, féministe indienne nous inspire. Pour elle, ce n’est pas la théorie, les concepts qui doivent diriger nos actions, mais plutôt la réalité des femmes. Françoise Vergès également qui souligne un féminisme qui combat toutes les injustices qui sont faites à toutes les femmes.
Ou encore, certaines théologiennes ou chercheuses issues de sociétés majoritairement musulmanes, comme Asma Lamrabet, médecin biologiste marocaine qui réinterprète certains versets du Coran car elle estime que c’est une lecture masculine qui a prédominé jusqu’à présent.
On oppose souvent féminisme décolonial et Occident ? Quel rapport ?
Nous sommes des femmes issues du Sud – ou assimilées, cf les converties – qui vivent dans le Nord, en Occident. Nous avons donc des racines du Sud et dans ces racines du Sud, il y a l’Islam qui fait partie de l’une des caractéristiques que nous portons. Moi, je suis une femme, une mère, je suis fonctionnaire et également musulmane. Pour moi, opposer « féminisme décolonial » et « féminisme occidental » est dangereux.
En Occident, il y a eu des femmes juives, chrétiennes qui n’ont pas rejeté leur appartenance religieuse et qui ont lutté contre les injustices qui leur était faites. Nous, étant descendantes de femmes du Sud (pour ma part je suis arrivée en Belgique à l’âge de 5 ans, même si je n’ai pas beaucoup de souvenirs, je suis née en Turquie), en tant que musulmanes, nous habitons la norme autrement. Toutes les femmes musulmanes ne pensent pas comme nous mais nous ne rejetons pas le religieux en tant que tel, parce que la spiritualité et la foi nous conviennent. Je porte le foulard, je suis de confession musulmane et je combats les injustices que je vois dans le champ religieux de l’intérieur. C’est là qu’il y a des difficultés à concilier les approches entre un féminisme occidental qu’on pourrait qualifier d’hégémonique et celui qui est le nôtre. Pour ce courant-là, c’est complètement impossible de concilier foi et féminisme, et en plus porter un foulard considéré comme l’objet sexiste par excellence. Alors que pour nous, le foulard signifie autre chose.
Pouvez-vous justement nous expliquer quelle est la signification du foulard ? (Objet politique ? symbole identitaire ? symbole culturel ? symbole religieux ?)
Sa signification varie en fonction de la femme qui le porte. Je n’essentialise pas l’islam. Je ne di- rai jamais que l’islam libère les femmes et que les Occidentales n’ont rien compris. On a dans l’islam des interprétations complètement machistes, misogynes. Et c’est important d’adopter la même attitude à l’égard de toutes les religions. Ce que moi en tant que féministe je trouve élémentaire, c’est d’écouter ce que les femmes concernées nous disent, c’est qu’elles-mêmes remettent en cause les interprétations sexistes de l’islam. Et, contrairement à ce qu’on pense généralement, on se rend compte que le foulard ne signifie pas que religion et que les significations peuvent varier et évoluer dans le temps.
Nous en avions parlé dans notre toute première carte blanche en 20161. Par exemple, certaines le portent par tradition, par mimétisme à leur culture. Et c’est le cas dans toutes les familles, on est influencée par l’endroit, la famille dans laquelle on nait. Certaines diront que le port du foulard est un ordre de Dieu, d’autres que c’est un conseil, d’autres que ce n’est pas dans le Coran, il n’y a pas d’unanimité.
En tant que femme d’origine turque ou d’origine marocaine, on ne portera pas le foulard de la même manière : que ce soit le tissu choisi mais aussi la manière de le nouer. Certaines le portent aussi parce qu’elles trouvent ça joli.
Une question qu’on ne vous pose jamais?
« Une question que j’aimerais qu’on pose aux féministes de confession ou de culture musulmane, c’est Qu’est-ce que vous défendez globalement ? Qu’on leur demande leur analyse d’autres phénomènes que le foulard. Nous sommes anti-impérialistes et décoloniales : il subsiste une vision dominante dans la société, c’est que si l’Occident a repoussé le religieux, il faut le faire partout ailleurs. Derrière la question du foulard, il y a encore un regard colonial sur le monde arabo-musulman et ses descendant.e.s qui sont ici.
Nous ne militons pas pour le foulard, nous militons pour le droit des femmes à le porter si elles le souhaitent. Le jour où le port du foulard sera libre pour les femmes, nous serons encore là tant que l’esprit colonialiste sera présent mais on ne parlera plus de ça, on parlera d’autres choses. » Seyma Gelen
Dans le regard des hommes, signifie-t-il la même chose ?
Les femmes peuvent s’habiller de telle ou telle manière, il y aura toujours des hommes qui auront quelque chose à dire là-dessus. Moi, je préfère me focaliser sur ce que les femmes disent, qu’elles se couvrent ou se découvrent. Et c’est évidemment, hyper important de travailler à différents niveaux. Il y a un travail à faire auprès des hommes pour qu’ils décon- struisent et reconstruisent leur rapport au corps des femmes. Et puis j’espère aussi qu’il y a des collectifs d’hommes qui réfléchissent sur leurs pratiques.
Peu sont les hommes féministes qui s’expriment quelles que soient leurs origines…
En tant que féministes de confession ou de culture musulmane, nous avons également un travail à faire auprès des hommes racisés. Nous devons interpeller ceux qui ont comme moi cette référence à l’islam, qui sont la synthèse d’origines multiples. Ce n’est pas parce que moi je porte le foulard et que je suis de confession musulmane, qu’un homme racisé doit me respecter moi et insulter une autre femme parce son corps n’est pas couvert.
Mais nous devons prioriser nos luttes étant donné nos forces : tant que la société sera structurellement raciste, nous resterons fo- calisées sur les discriminations à l’emploi et à l’enseignement notamment. Il y a une égalité entre les hommes et les femmes à conquérir, mais il y a aussi une égalité entre les femmes à obtenir, puisque toutes n’ont pas accès aux espaces d’émancipation que sont le travail, la formation, l’enseignement, les loisirs…
Bien que de plus en plus de femmes ont accès à des postes supérieurs, ces inégalités sont organisées par le système économique qui reste largement dominé par des hommes…
C’est très juste. Françoise Colin, féministe belge, interroge quelle égalité nous souhaitons obtenir. Est-ce que ce que nous voulons, c’est transformer des femmes en des hommes ? Est- ce que l’idée c’est de perpétuer la domination masculine ?
Comment les femmes qui ont accès au pouvoir vont-elles utiliser l’égalité ? En faveur d’un agir féministe ou vont-elles reproduire la domination masculine ? Certaines féministes ayant la conviction de détenir la vérité s’adressent vis-à-vis d’autres femmes dans un rapport de supériorité et imposent leur lecture. C’est une approche très masculine.
Certaines féministes effacent les caractéristiques féminines qui sont reconnues dans notre société en s’appropriant les caractéristiques masculines, et d’autres au contraire, veulent réaffirmer fièrement leur féminité. C’est le cas par exemple du girl power…
Quelle est votre approche par rapport à cette idée d’être une femme dans une société qui reproduit la domination masculine ?
Le collectif dit tout simplement : Il faut écouter toutes femmes. Le féminisme radical qui pense avoir trouver la voie pour toutes les femmes ne marche pas. Parce que le vécu des femmes est multiple. Nous n’avons pas le rapport d’aversion des féministes radicales occidentales pour la religion catholique et son institution. Il est injuste de comparer le catholicisme et l’islam.
Le catholicisme a été critiqué par des femmes dans un contexte européen où c’était la religion majoritaire avec toute une histoire de domination et d’exploitation des populations.
Alors que l’islam n’est pas en train de nous opprimer ici en Europe, c’est le racisme et l’islamophobie genrée qui le font. Même s’il ne faut pas nier qu’au nom de l’islam certaines femmes sont opprimées ici et ailleurs. Des féministes et groupes féministes (féministes islamiques ou dites laïques entre autres) actives dans les sociétés majoritairement musulmanes font un travail considérable contre les oppressions que l’on fait subir aux femmes dans ces sociétés-là. Il ya aussi du travail à faire ici et il se fait, tout doucement des choses changent, des femmes se prennent en main. Mais lutter contre tout ce qui nous opprime nécessite d’avoir accès aux espaces d’émancipation comme l’emploi et la formation.
En dehors de Kahina, il existe des collectifs féministes arabes laïques, des femmes issues de pays où l’islam politique a fait de gros dégâts, qui vivent dans des pays occidentaux, qui rejettent l’islam. Ce n’est pas mon cas. Je suis d’origine turque, je suis descendante de femmes qui ont évolué dans une société laïque où les lois de l’Etat n’étaient pas celles de Dieu, même si les règles sociales l’étaient parfois. Mais c’est une société plus apaisée par rapport à d’autres sociétés arabo-musulmanes. Ce n’est pas pour autant que je trouve que leur lecture soit fausse, mais il faut trouver le moyen de concilier nos points de vue et ça passe par le fait d’accepter la diversité des femmes et du féminisme, être à l’écoute ; on n’est pas obligées d’être d’accord.
Le problème réside dans le fait qu’on imposerait quoi que ce soit aux femmes. Comment faire en sorte de « libérer », d’« aider » certaines femmes qui subiraient des dominations liées aux normes culturelles dans lesquelles elles ont grandi ?
On peut essayer de trouver des points d’intersections comme la lutte contre les discriminations et avancer ensemble. Réfléchir ensuite à la misogynie dans l’islam, à l’imposition du foulard à des jeunes filles… mais aussi longtemps qu’il y aura des discriminations, le minimum est d’ouvrir les espaces à toutes les femmes. Celles à qui on impose le foulard et qu’on discrimine à l’emploi, elles retournent à la maison, on les éloigne des espaces d’émancipation qui leur donneraient les clefs pour pouvoir se battre contre tout type de domination. Et celles qui le font librement, celles-là on les pénalise.
Vous faites référence ici à des points de convergences éventuels à trouver avec des féministes arabes laïques. Comment réconcilier (si besoin en est) féministes musulmanes et féministes occidentales ? Bien que chaque femme vit une situation différente, certains combats rejoignent toutes les femmes et pourraient être menés ensemble ?
En théorie, oui… Ce serait une excellente chose que toutes les femmes luttent ensemble ! Les inégalités salariales, l’insécurité dans l’espace public, le viol, le harcèlement sexuel… Ces questions nous concernent toutes. Le grand problème, c’est l’imposition de leur agenda de luttes. Quand nous rejoignons leurs cercles, on nous réduit au silence, on se focalise sur notre foulard et pas sur ce que nous avons dire. On m’a déjà demandé d’enlever mon foulard comme condition au débat. C’est extrêmement violent. Je ne suis pas un foulard ambulant. Pour nous, la non mixité dans les réunions est importante. Il est normal que des femmes blanches ne comprennent pas mon vécu qui n’est pas le même que le leur. On a besoin d’un espace sûr, on n’a pas besoin de faire des introductions pour ménager les sensibilités des personnes qui ne sont pas directement concernées. Et puis il faut avancer sur nos combats ; pendant que j’essaye de me faire entendre dans des espaces qui ne sont pas accueillants, les femmes continuent à être discriminées.
Aujourd’hui, la convergence avec ces féministes semble compliquée…
C’est difficile, c’est en construction. On ne rejette personne sauf celles qui nous excluent déjà. Nous n’allons pas changer nos priorités.
Au niveau de l’échange possible, il y a un nœud à dénouer. Tant qu’il n’y aura pas une relation d’égale à égale, ça restera très compliqué. Nous trouvons plus facilement des convergences avec des groupes minorisés comme le nôtre comme les afro-féministes, les féministes queer ou ceux qui luttent contre la grossophobie par exemple. Ces dernières nous comprennent mieux parce qu’elles sont aussi minorisées.
Quelle est la principale revendication que vous portez ?
L’accès libre pour les femmes musulmanes qui portent un foulard dans les espaces de formation mais aussi dans le monde du travail du secteur privé ou public, dans le monde culturel et politique, partout. Nous souhaitons que l’accès à toutes les femmes à tous les espaces d’émancipation (y compris le monde politique et culturel) soit possible, c’est selon nous la base du féminisme.
Actiris, l’office bruxellois de l’Emploi, a dû adapter son règlement, suite à un recours devant le tribunal du travail contre le règlement qui avait interdit le voile en 2013. Depuis, les employées qui le souhaitent peuvent porter le voile et il n’y a pas eu des problèmes de prosélytisme comme certains l’imaginaient. Dans le cas où il y aurait des problèmes de ce type, il faut qu’il y ait des mécanismes internes aux différentes institutions pour les résoudre, au même titre que d’autres problèmes qui se présenteraient. Mais qu’on ne mette pas le filtre sur la tête des femmes.
Propos recueillis par Claudia Benedetto
Article publié dans Contrastes n°192 (mai-juin 2019), revue des Equipes populaires
Illu : (c) Kahina
Page FB du collectif féministe Kahina : www.facebook.com/collectiffeministekahina
A mon humble avis, libérer la femme passe inévitablement passe par un changement de regard. Arrêtons de vouloir décider « pour elle », « à sa place », « dans son intérêt ». Regardons-là d’abord et avant tout telle un être humain à part entière, douée de raison, de discernement, capable de prendre, tant pour elle-même que pour autrui, les meilleures décisions, basées sur une capacité de raisonnement saine, responsable et responsable. Et donc, au nom de tout de ce vous voulez, mettons fin à cette chasse aux sorcières absurdes ouverte à l’encontre de ces jeunes filles et de ces dames ayant choisi de porter le voile islamique; reconnaissons-leur la liberté pleine et entière de poser, notamment ce choix. Reconnaissons aux parents de confession musulmane la liberté pleine et entière de transmettre à leurs enfants les valeurs qu’ils estimes justes et bonnes.