Les climatologues sont déprimés et le disent. « Parfois, je me suis sentie seule, comme abandonnée de tous. Ça m’est arrivé d’en pleurer : après une mission de plusieurs mois en Antarctique – où les conditions sont très dures, où on a cumulé les problèmes techniques, où on est loin de ses proches -, je suis rentrée et j’ai croisé quelqu’un qui m’a dit ‘Ah ces histoires de changements climatiques, ça me fatigue’. Ça nous blesse, personnellement. C’est comme si tout notre investissement ne servait à rien. (1) »
Célia Sapart, chercheuse au FNRS, n’est pas la seule climatologue à être émotionnellement touchée. Dans une vidéo de France Info, plusieurs chercheurs confessent un même ressenti de découragement et d’impuissance. C’est le cas par exemple de Benjamin Sultan, qui reconnaît presque qu’il est trop tard : « Là je parle en tant que citoyen. J’y crois plus trop en fait. Je ne crois plus au fait qu’on va réussir à lutter contre le changement climatique et à éviter ce qu’on prédit. (2) » Et même Jean-Pascal Van Ypersele, qui nous avait habitués à la modération et au sang-froid, montre des signes d’inquiétude : « Ce n’est pas facile, mais on n’a pas le choix. On est sur une barque qui est en train de couler et j’ai l’impression d’être là avec ma petite cuiller pour écoper l’eau, alors qu’il faudrait une pompe rapide… »
Nous espérons nous tromper
« Nous sommes vraiment une drôle de troupe, nous, les spécialistes du changement climatique. Comme les autres scientifiques, nous nous levons tous les matins pour nous diriger vers nos bureaux, nos laboratoires et nos terrains. Nous collectons et analysons nos données, puis nous écrivons des articles dans des revues savantes. Mais c’est là que nous déraillons : nous sommes les seuls membres de la communauté scientifique à espérer chaque jour nous tromper. (3) » La santé émotionnelle des chercheurs travaillant sur le climat a elle-même fait l’objet d’études scientifiques, qui décrivent notamment les mécanismes de protection mis en place. La chercheuse australienne Lesley Hughes est sans doute celle qui a le plus précisément décrit la situation schizophrénique dans laquelle vivent et travaillent les spécialistes du climat. « Nous espérons nous tromper sur le rythme de la montée du niveau des océans, et sur le fait qu’une accélération aussi rapide risque d’inonder les foyers d’un milliard de personnes d’ici la fin du siècle. Nous espérons nous tromper sur la disparition de notre emblème naturel le plus précieux, la Grande Barrière de Corail, autrefois si magnifique. Nous espérons nous tromper sur la vitesse à laquelle fondent les glaciers des Andes et du Tibet, mettant en péril l’approvisionnement en eau douce de plus d’un sixième de la population mondiale. Nous espérons nous tromper sur le fait que les déplacements de populations dues à l’augmentation des désastres climatiques feront probablement passer l’actuelle crise des réfugiés pour un événement dérisoire. Nous espérons, nous espérons, nous espérons. (4) »
L’éco-anxiété ou solastalgie
Les climatologues ne sont pas les seuls à connaître ces profondes inquiétudes existentielles. Parmi les citoyens conscients de l’ampleur des bouleversements annoncés, des manifestations d’angoisse apparaissent aussi, de plus en plus répandues. Certains psychologues évoquent même un nouveau syndrome, appelé l’éco-anxiété ou solastalgie. Ce terme a été proposé, en 2007, par Glenn Albrecht, un philosophe australien. « La solastalgie fait référence à la souffrance psychique qu’un individu peut ressentir face à la destruction lente mais chronique des éléments familiers de son environnement. » « Plus généralement, explique Alice Desbiolles, médecin en santé publique, nous pourrions étendre ce concept de solastalgie à toutes les personnes pour lesquelles la prise de conscience que l’humanité est en train de détruire son unique habitat – la planète – s’accompagne d’une souffrance morale, quelle que soit sa forme, de l’insomnie à l’angoisse, voire à la dépression. (5) »
L’inaction totale des gouvernements, l’apathie collective des sociétés face à l’effondrement de la biodiversité et au réchauffement climatique provoque un désarroi de plus en plus grand chez les individus prenant au sérieux le consensus scientifique. De plus en plus de gens comprennent que les petites formules insistant sur le fait qu’il est encore temps d’agir, que des solutions existent, sonnent faux dès qu’on pose un œil sur les courbes. En effet, depuis que ces petites formules incantatoires existent, malgré l’accumulation des discours et des gestes éco-citoyens, on émet chaque année davantage de gaz à effet de serre. La réalité de 2019 est particulièrement dure à affronter. On a connu des mobilisations citoyennes sans précédent, des jeunes sont sortis dans la rue par dizaines de milliers, et pourtant aucune réaction politique d’envergure n’est au rendez-vous. En parallèle, l’évidence d’un réchauffement climatique catastrophique suivant le scénario le plus noir prévu par le GIEC saute aux yeux : le permafrost sibérien a commencé son dégel septante ans plus tôt que prévu, le Groenland fond de façon inquiétante, la France et l’Arctique ont enregistré cet été des températures record à peine croyables, l’Inde a connu une sécheresse sans précédent. Mais rien, désespérément rien. À peine un petit sursaut des partis écologistes aux élections européennes, immédiatement accusés par tous les autres de vouloir instaurer un totalitarisme vert alors même que leurs propositions politiques sont mesurées et pas réellement révolutionnaires.
Entre le déni, sidération et dépression
Et ce sombre tableau ne concerne encore que le seul réchauffement climatique. Comme le rappelle souvent l’astrophysicien Aurélien Barrau, l’effondrement des populations animales et de la biodiversité est une catastrophe au moins aussi alarmante et dramatique. Le premier rapport de synthèse de l’IPBES – une sorte de GIEC de la biodiversité – publié début mai, prévient : « La nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine – et le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier (6). » Pour la première fois depuis sa création en 2012, les médias ont plutôt bien relayé les alertes de l’IPBES. Durant quelques jours, en tout cas… Or l’ampleur du désastre mériterait une couverture médiatique aussi soutenue que le réchauffement climatique. « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. » Mais on peut comprendre les rédactions : les nouvelles sont si mauvaises, si massives, si inéluctables… Elles semblent incapables de provoquer des électrochocs collectifs. Faut-il continuer de mitrailler d’’informations scientifiques – alarmantes parce que scientifiques, justement – une population qui balance entre le déni, la sidération et la dépression ?
Le philosophe australien Clive Hamilton résume bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. « Une majorité de citoyens ont recours à des stratégies d’évitement psychologique pour dénier les faits scientifiques. Et même la minorité qui accepte cette vérité du changement climatique a des difficultés pour vivre avec chaque jour. C’est tellement difficile à accepter que nous préférons la mettre de côté et détourner notre attention. Ce sont des mécanismes de protection inconscients. Nous sommes tous humains… Quand on regarde l’avenir auquel nous et nous enfants ainsi que les animaux seront confrontés, y penser chaque jour devient insupportable. C’est pourquoi nous sommes, chacun à notre façon, climato-sceptiques. (7) »
Une incroyable inversion de la menace
Du coup, dans cet espace de sidération, s’engouffrent des ingénieurs du déni, renversant la logique des choses. Profitant de la prolifération de l’inquiétude climatique dans l’espace public, ils font comme si cette préoccupation était l’idéologie dominante alors qu’elle n’est qu’un cri qui résonne, avec fracas certes mais dans le désert de l’inaction politique. L’implacable constat scientifique est à leurs yeux un soi-disant dogmatisme religieux. Les écologistes sont qualifiés de ‘khmers verts’, alors même qu’ils ne sont pas au pouvoir… Galvanisés par l’image minoritaire et insolente qu’ils ont d’eux-mêmes, ils font feu de tout bois, faisant mine de ne pas voir qu’ils allument une réalité déjà en flammes, un incendie qui est hégémonique. Le champion toutes catégories de ces pompiers-pyromanes – dont on se demande s’ils ont déjà sincèrement réfléchi quelques secondes après la lecture d’un rapport du GIEC, si tant est qu’ils ont lu ces rapports – est le docteur Laurent Alexandre. Cet urologue médiatique, par ailleurs entrepreneur, semble en croisade contre les collapsologues et les écologistes. Voici ce qu’il écrivait dans une tribune adressée à L’Express, le 12 mars : « La jeune et très irritante Greta Thunberg organise une grève de l’école pour exiger que nous divisions au minimum par quatre notre consommation énergétique, ce qui ramènerait la consommation des Français entre celle du Nigeria et celle de l’Égypte. Imposer un tel retour en arrière ne peut passer que par la dictature. Les jeunes qui font la grève de l’école sont manipulés par des officines cherchant à faire avancer leur agenda révolutionnaire ou à servir les intérêts des industriels des énergies prétendument renouvelables. On persuade la jeunesse que la seule solution est d’accepter la dictature et de revenir au moyen âge. (8) »
« Les Verts vont mettre nos enfants sous Prozac », s’inquiète Laurent Alexandre. Quel renversement de la réalité ! Le danger n’est plus le réchauffement climatique mais ceux qui veulent sérieusement lutter contre celui-ci. La menace n’est plus le désert, mais le cri. L’appel à l’aide est présenté comme un ordre autoritaire. Ainsi Laurent Alexandre – mais aussi Pascal Bruckner, Elisabeth Levy et quelques autres – inverse tous les rapports de force réels : Greta Thunberg est au pouvoir à la place de Donald Trump, les éco-anxieux sont à l’Élysée, le lobby du renouvelable domine celui du pétrole… L’urgence écologique est à leurs yeux une agression, l’inquiétude des scientifiques une anomalie. En se fermant de facto à l’expertise des spécialistes – climatologues et biologistes surtout – considérés comme dépressifs, les anti-écolos médiatiques opèrent un transfert de légitimité : ils confient la science aux seuls ingénieurs. Si elle n’était délirante, cette imposture fallacieuse mériterait le Prix Nobel de prestidigitation. « N’écoutez pas les marchands de peur, les intellectuels apocalyptiques, les ayatollahs verts : la vie n’a jamais été aussi magnifique », conclut l’urologue médiatique, sans doute sincèrement persuadé qu’une formidable invention technologique pourra reconstituer les glaciers himalayens, faire pousser des hôtels aux normes passives dans les déserts et, au passage, ressusciter les quelques soixante mille Indiens dont le suicide est lié aux conséquences du réchauffement climatique (9).
Arrêter le train !
Le parti pris de cet article est à l’opposé de cette psychologisation aberrante du souci pour la préservation de la biodiversité et de la lutte contre le réchauffement climatique. Pour le dire d’une formule rapide, je pense qu’il est sain d’être profondément affecté par ces questions en tant qu’individu rationnel et doué de sensibilité. Comme le détaille avec brio Harald Welzer, c’est au contraire la stratégie collective actuelle qui relève de la pathologie. « Si l’on décline cette stratégie en descendant au niveau de l’individu, on a affaire à une personnalité pathologique qui ne voit pas le moindre problème à gagner septante fois plus que tous les autres, tout en consommant massivement leurs matières premières, qui consomme pour cela quinze fois plus d’énergie, d’eau et de denrées alimentaires et qui rejette dans son environnement neuf fois plus de substances nocives que des personnes moins favorisées. Cette personnalité socio-pathologique, de surcroît, se désintéresse catégoriquement des conditions de vie de ses enfants et petits-enfants. Avec tout cela, il admet parfaitement que, par sa faute et celle de ses semblables, huit cent cinquante-deux millions de personnes souffrent de la faim dans le monde et que vingt millions soient en fuite. (10) »
Dans Les guerres du climat, qui date de 2008, ce sociologue allemand proposait déjà un regard lucide, informé des leçons de l’Histoire, sur la façon dont les sociétés et les individus peuvent réagir à des bouleversements de l’ordre du réchauffement climatique. Conflits violents pour les ressources, migrations massives, changements des cadres de référence entraînant des sociétés entières dans la barbarie. Il faut, selon lui, apporter des réponses non pas d’abord techniques mais culturelles, en se forçant à penser à long terme, politiquement.
« Il ne suffit pas, écrivait-il alors, de se complaire indéfiniment dans l’univers dénué de sens et de transcendance d’un capitalisme mondialisé. Il s’agit, justement, parce que nous sommes dans une situation de crise, d’exiger de nous-mêmes des visions, des conceptions d’ensemble ou ne seraient-ce que des idées qui n’ont pas encore été pensées. Une telle solution peut paraître naïve, elle ne l’est pas. Ce qui serait naïf, c’est de croire que le train lancé vers la destruction progressive des conditions de survie de très nombreux êtres humains changerait de vitesse et de direction si, à l’intérieur du convoi, l’on courait en sens inverse. Les problèmes, disait Albert Einstein, ne peuvent être résolus avec les modèles de pensée qui ont conduit à eux. Il faut changer complètement de direction, et pour cela commencer par arrêter le train. (11) »
Le sens de l’apocalypse
On reproche souvent aux défenseurs de la nature de paralyser la population en dressant des constats trop pessimistes. Apocalyptiques, disent certains. Nous serions bien inspirés de les prendre au mot, mais pour les contredire. Car, en réalité, la signification des apocalypses est bien différente de l’acception courante qui en fait un synonyme de grande catastrophe ou de fin du monde. Il s’agit, dans les sources religieuses, d’un dévoilement, souvent mêlé de terribles événements, mais dont la fonction est justement une sorte de mobilisation générale – et non une paralysie. Comme l’explique Bruno Latour, l’apocalypse, « cela ne veut pas dire catastrophe. L’apocalypse signifie la certitude que le futur a changé de forme, et qu’on peut faire quelque chose. C’est comme si la forme du temps avait changé et que l’on pouvait donc maintenant enfin faire quelque chose. C’est une pensée pour l’action contre la sidération et la panique. Tant que l’on croit qu’on va bien s’en sortir, que l’on va essayer de retrouver un degré de croissance à 1%, nulle action n’est envisageable. (12) »
Sauf à s’installer dans la sidération, les climatologues déprimés et les éco-anxieux ne vivent donc rien d’anormal. Leur inquiétude peut devenir apocalyptique, au sens plein et positif du terme, c’est-à-dire générer la vision d’un avenir qui change radicalement de forme, et entraîner une puissante mobilisation. Les pseudo-optimistes, en face, ricaneurs ou adeptes de la ‘positive attitude’, se trompent sur toute la ligne quand ils rappellent qu’il y a eu des prophètes de malheur à toutes les époques. Car les sombres prédictions passées étaient basées sur des croyances religieuses ou sectaires, et souvent millénaristes, de fin des temps, en tout cas jamais sur des communautés scientifiques de spécialistes décrivant des phénomènes naturels sur des échelles de probabilité, à partir du peer-review et de la rationalité la plus stricte qui soit.
Les accusations de religiosité, la pathologisation de la radicalité est l’ultime mécanisme de défense de ceux qui refusent de lire ou de comprendre les rapports scientifiques qui font consensus. Cette attitude, étrangement et paradoxalement antiscientifique, cette mentalité d’ingénieur prométhéen, ’solutionniste’, optimiste, technophile, est un refus de voir que la ligne du progrès peut être brisée, peut atteindre un point de basculement. « À l’inverse, pour Bruno Latour, l’apocalypse c’est la compréhension que quelque chose est en train d’arriver et qu’il faut se rendre digne de ce qui vient vers nous. C’est une situation révolutionnaire, en fait. Donc c’est assez normal qu’il y ait des sceptiques qui nient ou qui dénient le caractère apocalyptique de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. (13) »
Guillaume Lohest
Image de NiklasPntk via Pixabay
Notes :
(1) Cécile Bertheaud, “Les climatologues, en pleine étuve émotionnelle” dans L’Écho, 3 décembre 2018.
(2) https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/video-on-a-l-impression-d-etre-annonciateur-de-mauvaises-nouvelles-des-climatologues-racontent-leur-quotidien_2956509.html#xtor=EPR-2-[newsletterquotidienne]-20180927-[lesimages/image0]
(3) Lesley Hughes, “Quand la catastrophe planétaire est notre boulot quotidien”, traduction d’Aurélien Gabriel Cohen, Revue Terrestres, 14 octobre 2018.
(4) Idem.
(5) Dr Alice Desbiolles, “La solastalgie, ou le nouveau mal du siècle ?”, tribune dans La Croix, 30 janvier 2019.
(6) Communiqué de presse de l’IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) : “Le dangereux déclin de la nature : Un taux d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère”, mai 2019, https://www.ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr
(7) Clive Hamilton, « Nous sommes, chacun à notre façon, climato-sceptiques », propos recueillis par Johann Harscoët dans L’Écho, 23 février 2019.
(8) Laurent Alexandre, “Les Verts vont mettre nos enfants sous Prozac”, L’Express, 12 mars 2019.
(9) Tamma A. Carleton, “Crop-damaging temperatures increase suicide rates in India” in PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), 15 août 2017, 114 (33) 8746-8751.
(10) Harald Welzer, Les guerres du climat, Gallimard, 2009 (2008 pour l’édition originale allemande), pp. 321-322.
(11) Idem, p. 340.
(12) Bruno Latour, « L’apocalypse est notre chance », propos recueillis par Nicolas Weill dans Le Monde, 22-23 septembre 2013.
(13) Idem.