J’ai eu l’opportunité de travailler avec Paulo Freire entre 1989 et 1992. Il a accompagné ces années là le gouvernement de la ville de São Paulo après l’élection de Luiza Erundina, la première femme élue dans la plus grande et plus riche ville d’Amérique Latine (12 millions d’habitants) malgré toute une série de préjugés à son encontre : femme, issue de la région pauvre du nord-est et militante socialiste, toutes caractéristiques l’opposant à l’élite traditionnelle.
Paulo Freire a accepté de relever ce défi et sa décision généra de l’euphorie au sein du réseau municipal d’enseignement car son prédécesseur était un anticommuniste qui avait puni plus de 2500 pédagogues pour avoir participé à une grève en faveur de meilleurs salaires. Dès le départ, nous avons défini quatre priorités : démocratiser l’accueil scolaire, améliorer la qualité de l’enseignement, une gestion démocratique et un mouvement d’alphabétisation de personnes adultes. Tout était nouveau car bien peu d’entre nous avaient déjà travaillé dans la gestion publique, ayant été jusque là de l’autre côté de la table.
Aucun membre de l’administration antérieure n’a assisté à la prise de fonction du Paulo Freire : il s’est retrouvé sans informations sur ce qui avait été fait ni explications sur où les trouver. Nous avons commencé notre travail sans rien savoir du passé si ce n’était les revendications non rencontrées du magistère. L’état matériel de beaucoup d’écoles était préoccupant : certaines avaient même été inaugurées sans aucun matériel scolaire et leurs bâtiments n’avaient même pas de murs. Pourtant plus de mille enfants avaient été inscrits. Paulo Freire n’était pas ébranlé. Il a pris les dispositions pratiques pour que les écoles puissent se mettre à fonctionner immédiatement et ne se plaignit pas de ce que l’autre gouvernement avait fait.
Première leçon : il ne suffit pas de dénoncer une situation, il faut chercher à la résoudre en débattant avec les personnes concernées des arguments pour le faire.
Paulo Freire était une personne très calme, toujours de bonne humeur, ponctuel, patient, à l’écoute des personnes et surtout cohérent dans ses idées. Durant sa gestion, il n’y eut pas d’acte légal qui ne soit discuté exhaustivement avec le réseau d’enseignement. Ce qui n’était jamais arrivé.
Ma deuxième leçon : pour Paulo Freire, c’était la gestion démocratique qui construisait l’enseignement. Sans celle-ci, les résultats des examens pouvaient être meilleurs mais pas l’apprentissage. Et la tendance de sa gestion, à la surprise du réseau d’enseignement, fut de toujours consulter les écoles avant de prendre une décision. Et d’encourager la participation populaire « de » toutes les parties concernées. Une des approches pédagogiques que Paulo Freire soutenait était que toute école devait élaborer son projet politico-pédagogique, en impliquant la communauté, pour pouvoir effectivement mettre en œuvre ce qu’elle avait rédigé ou se proposait de faire. Il est habituel dans les réseaux d’enseignement au Brésil, et particulièrement à São Paulo, de voir l’école rédiger des projets pédagogiques intéressants et ambitieux. Mais ils servent exclusivement à satisfaire les exigences bureaucratiques des administrations centrales, tandis que les écoles continuent à appliquer dans le quotidien les projets élaborés dix ans auparavant.
Quand nous avons pris en main le gouvernement, en 1988 la constitution fédérale post-dictature militaire venait d’être approuvée et une de ses exigences était de soumettre dorénavant le recrutement des fonctionnaires à des concours publics en matière de connaissances et diplômes. Car, depuis plus de dix ans, ces concours avaient disparu et, dès lors, il était prioritaire de concrétiser immédiatement cette disposition. La procédure fut l’habituelle : on recruta une entreprise spécialisée en examens et un appel public fut lancé. Un nombre significatif de fonctionnaires avait un niveau scolaire bas : cuisiniers, jardiniers, menuisiers, chauffeurs, personnel de propreté dont la formation scolaire ne dépassait pas le quatrième niveau de formation de base. Ces personnes avaient peur d’être révoquées et de perdre leurs emplois. Elles cherchèrent à rencontrer Paulo Freire pour demander des formations préparatoires car, disaient-elles, le vocabulaire avait évolué depuis qu’elles étaient sorties de l’école : elles ignoraient si, en portugais, on parlait encore de complément d’objet direct ou de complément nominal et ce qu’était un ensemble vide ou une racine carrée en mathématique.
Paulo Freire, qui visitait fréquemment les écoles, discutant et écoutant beaucoup, fut touché par la préoccupation de ces modestes serviteurs de l’administration publique qui allaient être mis à l’épreuve dans de multiples écoles et dont les résultats conditionneraient le maintien de l’emploi. Il décida de convaincre tout le gouvernement de mettre en place un processus distinct : la pratique définirait la compétence professionnelle.
Ma troisième leçon : il convainquit tout le monde que, si nous défendions avec conviction un candidat à la Présidence de la République peu scolarisé mais se caractérisant par une capacité de leadership, ce qui était à l’époque le cas de Lula, pourquoi ne pas appliquer la même logique aux fonctionnaires de la préfecture municipale ?
Et ainsi a été fait. Un nouvel appel au concours fut publié, annonçant que la première épreuve serait pratique. Et, de fait, les cuisinières cuisinèrent, le personnel de nettoyage balaya et nettoya, les vitriers posèrent des vitres aux fenêtres, les menuisiers rénovèrent des bancs, des chaises, des tables et tout cela fut considéré comme le concours le plus juste organisé dans l’histoire de la ville.
Comme mon domaine de recherche concerne les politiques publiques dans le domaine de l’éducation, j’évalue toute expérience dans cette optique. Et dans ce cadre, la distribution des ressources est essentielle. Je considère que si nous voulons connaître les priorités d’un gouvernement, il nous faut vérifier combien celui-ci investit dans les domaines sociaux.
Ma quatrième leçon : un travail de qualité est impossible dans les écoles lorsque le droit au travail n’est ni respecté, ni valorisé. Et Paulo Freire s’engagea pour que, dès le premier jour de sa gestion, la mise en œuvre de meilleures conditions de travail soit rendue possible. Après trois années d’intenses discussions avec les syndicats de l’enseignement, un projet de loi fut présenté au conseil communal. Il établissait le premier statut du magistère du réseau de l’enseignement municipal de São Paulo. Il fallut encore un an de discussions avec les conseillers pour que celui-ci soit enfin approuvé à l’unanimité.
Il garantissait aux spécialistes de l’enseignement un temps de travail intégral qui leur permettait, avec pratiquement 100 % d’augmentation du salaire qu’ils ou elles percevaient à l’époque, d’opter pour travailler toute la journée dans une seule unité d’enseignement car Paulo Freire estimait que, si les professionnels de l’éducation ne connaissaient pas leurs élèves, ils ne pourraient pas développer un travail pédagogique compétent qui motive la curiosité des enfants.
Le temps de travail proposé était de trente heures par semaine, vingt avec les élèves, huit à l’école et deux dans un lieu librement choisi pour des travaux extrascolaires qui comprenaient la planification collective de leur travail et recevoir les élèves ainsi que la communauté. La réponse du réseau fut immédiate : il s’est senti respecté, écouté et entendu dans ses besoins et projets. Dès lors, l’implication dans le travail scolaire s’est accru et les bons résultats furent évidents.
Le statut établissait aussi des conseils d’école, de caractère délibératif, où les professeures et professeurs, les responsables de la gestion, les élèves et la communauté pouvaient participer et débattre des politiques proposées et de la mise en œuvre des solutions aux problèmes de l’école. Les écoles ouvraient les week-ends à de multiples réunions festives, pédagogiques et culturelles.
Celle-ci est ma cinquième leçon : cela ne sert à rien de défendre une gestion démocratique et la participation populaire si nous ne créons pas les conditions permettant qu’elles se concrétisent. Une école qui reste ouverte les week-ends et les enfants viennent pour se réunir, pour jouer, danser, faire de la musique, créer un journal ou une troupe de théâtre avec la participation des parents et de la communauté, est stimulante et, en peu de temps, les familles, qui ne participaient pas aux activités, ont voulu savoir comment se passait l’éducation de leurs enfants. De là, elles ont commencé à intégrer les conseils scolaires ou municipaux. Car c’est ainsi que se construit l’éducation populaire. Elles apprenaient grâce aux activités et nous apprenions avec elles.
Comme sixième leçon, je ne pourrais oublier de mentionner une des priorités du gouvernement qui fut particulièrement appuyée par Paulo Freire : le mouvement d’alphabétisation de personnes adultes. La région de São Paulo, bien que pôle technique et technologique plutôt développé, comptait à cette époque près de deux millions d’analphabètes. Il s’agissait surtout de personnes originaires de la région nord-ouest du pays d’où provenaient aussi Paulo Freire et Luiza Erundina. Ces personnes ne disposaient pas de possibilités de scolarisation en dehors des cours du soir proposés par quelques écoles municipales et de l’Etat, fonctionnant de nuit, avec la même dynamique que les écoles normales. Et qu’arrivait-il ? Ils et elles abandonnaient rapidement l’école. Pour Paulo Freire, cela équivalait à une véritable expulsion.
Dès son arrivée, Paulo Freire transféra l’éducation des jeunes et des adultes, jusque-là sous la responsabilité d’un secrétariat au bien-être social, vers le secrétariat de l’éducation. Il a maintenu les cours traditionnels qui existaient et il a créé un programme de formation des personnes qui travaillaient déjà dans le réseau d’enseignement sans les diplômes requis et un concours d’inscription destiné aux personnes qui ne croyaient plus possible d’être alphabétisées. Aux « expulsés » de l’école.
Paulo Freire a répondu en invitant les mouvements sociaux à prendre leurs responsabilités à côté du gouvernement. Il savait que, comme leur expérience scolaire avec été excluante, il devait rechercher une alternative qui les motive à retourner à l’école et il proposa que les leaders de chaque communauté et quartier parlent de l’alphabétisation d’adultes avec les gens et qu’une personne locale, connue et respectée par le groupe, et disposant au-moins d’une formation scolaire de niveau moyen, prenne en charge la fonction d’enseignante.
Le résultat fut surprenant : les inscriptions augmentèrent jour après jour et plus de 200 mouvements, surtout ceux qui disposaient d’une certaine expérience en éducation populaire, se sont inscrits pour participer au mouvement d’alphabétisation d’adultes. A la fin de la première année, Paulo Freire organisa une première rencontre de ces élèves à laquelle participèrent sept mille personnes. Ce fut la première fois que les élèves eurent un espace pour débattre, mener des activités culturelles et s’organiser. Ce qu’il en ressortit et le plaisir de participer furent significatifs et émouvants.
Ainsi se confirma une des thèses de Paulo Freire : personne n’enseigne à personne, le gens apprennent ensemble. Telle était l’amour auquel Paulo Freire croyait et qu’il pratiquait : lorsque vous pensez que tout le monde apprend et a le droit d’apprendre, et ceci est une option politique quotidienne, c’est alors que se produit le processus politico-pédagogique.
Je passerais volontiers toute une journée à raconter comment je suis devenue meilleure et plus compétente en partageant la vie de ce merveilleux et créatif professeur-mythe. Mais je vous l’épargne. J’espère que certains aspects de ces six belles leçons que j’ai apprises vous inspireront car c’est ce qu’il avait toujours désiré : que l’engagement politique auprès des plus pauvres et des exclus nous oblige à chercher des alternatives pédagogiques qui transforment le sens commun en formation critique et que celle-ci nous mobilise pour transformer la société. Alors montons au combat. Même si les temps sont sombres et le chemin pour trouver la lumière au bout du tunnel est long. Mais elle existe.
Lisete Arelaro
Article publié dans Antipodes, outils pédagogiques n°20, 2019, d’ITECO
Illu : Boulon / ITECO