Pour le sociologue et philosophe Edgar Morin (1), « le confinement nous aide à commencer une détoxification de notre mode de vie. » Ajoutant que « cette crise nous montre que la mondialisation est une interdépendance sans solidarité. La globalisation a produit l’unification techno-économique de la planète, mais il n’a pas fait progresser la compréhension entre les peuples, pourtant liés par une communauté de destin. » Il est à craindre que les peuples se déchirent, la menace éloignée. Devant une planète à rebâtir, il faudra s’engager vers une reconstruction qui prenne en compte, espérons-le, le tableau bien noir de nos sociétés en décidant résolument que celui-ci est révolu.
Pour Anne-Sophie Moreau, rédactrice en chef du Philonomist, le média de Philosophie Magazine, le confinement est comme une mise en pièce de l’idéal de notre civilisation moderne : le mouvement. « Finis les voyages et le libre-échange qui rythmaient l’économie mondialisée. Libre marché sous-entendant circulation des biens et des hommes… Nous avons conçu le progrès et la modernité comme étant la liberté de mouvement. Le confinement serait comme l’arrêt net de la marche ininterrompue vers le futur représenté par le travailleur moderne mobile, ultraperformant et dynamique. » (Excluant dans le même temps ceux qui sont à la marge, les sans droits). La crise sanitaire pousse sur le bouton Pause dans la marche en avant d’un monde courant de toutes façons à sa perte.
Les optimistes pointeront les aspects positifs du confinement, dont la diminution de l’émission des gaz à effet de serre. Paradoxe : on respire mieux quand ce terrible virus attaque les poumons. Temps libéré et fin de la pression quotidienne pour une productivité collective ou pour gravir les échelons d’une échelle sociale brinquebalante.
« De quelle dose de catastrophe l’homme a-t-il besoin pour enfin réagir ? »
« Va-t-on se contenter de petits gestes pour éviter la prochaine pandémie ou bien se donnera-t-on collectivement les moyens de combattre l’une des plus graves menaces qui pèse sur l’humanité mondialisée, quitte à remettre en cause notre modèle de société productiviste ? », questionne Anne-Sophie Moreau. Et on souscrit à son inquiétude.
Pablo Servigne (2) est chercheur en matière de transition écologique. Interviewé par François Ruffin (3), il livre sa vision de la crise actuelle, la replaçant dans le contexte d’autres secousses qui se succèdent depuis 2015. Sécheresses, canicules, attentats, arrivée de Trump au pouvoir, brexit… Aujourd’hui, on assiste à un choc majeur qui va déstabiliser le monde entier. Pour le chercheur, « on peut faire une transition en une semaine à l’échelle globale. » Même s’il existe des verrous financiers, politiques… Aujourd’hui, nous semblons tous unis contre un ennemi commun… « Mais, c’est aussi comme ça qu’on peut mettre en place des stratégies antisociales », ajoute-t-il, posant la question : « Comment alors agir autrement pour amener une société d’entraide, d’auto-organisation… » Cela passe par la création de groupes locaux un peu partout. L’entraide est réelle, constate-t-il. Elle doit perdurer, être ré-institutionnalisée. C’est ce qu’il appelle la collapsosophie.
Parmi ses propositions concrètes : aller vers une politique de rationnement. Expérimenter, par exemple, des manières de faire face localement à des pénuries. Pour le chercheur, notre siècle sera rempli de tout cela et il va falloir s’organiser pour y faire face. Cela nécessite par exemple de s’organiser avec ses voisins, ses proches, de rester à un niveau local, de connaître les élus… « Sans pétrole, on n’aura pas les mêmes démocraties », souligne-t-il.
Nous devons réapprendre notre vie, redonner de la puissance à l’échelon local, prendre des mesures de sécurité alimentaire au niveau local, créer des assemblées, reprendre possession des moyens de production… Des exemples existent un peu partout, profiter de cette pause forcée pour anticiper sur leur renforcement est peut être une bonne façon de préparer demain.
L’économie au pied du mur
Du côté des économistes aussi, « l’après » éveille à la fois des craintes et trace des pistes… Thomas Piketty revisite les crises qui ont secoué la planète et leurs conséquences sur la marche du monde : « Dans l’histoire, ce qu’on voit, après les crises financières, c’est que tout dépend de la réaction politique, et de la trajectoire qui est suivie. Certes, après le « traumatisme » des deux guerres mondiales et de la crise des années 1930, un nouveau système économique s’est mis en place, avec la sécurité sociale, l’impôt progressif, un nouveau droit du travail, des droits syndicaux, et même, dans certains pays, un véritable pouvoir au sein des conseils d’administration des entreprises. Cependant, cette métamorphose n’a pu avoir lieu que grâce à une ‘transformation intellectuelle’, qui, elle, était en préparation depuis le XIXe siècle ». (4) Toutefois, autre temps, autres germes pour demain
: nous serions « beaucoup moins prêts aujourd’hui qu’à la fin du XIXe siècle-début XXe siècle, où il y avait un puissant mouvement socialiste, syndical, social, qui préparait le terrain pour un autre monde. Nous avons accumulé des retards sur les risques environnementaux et sociaux. Il ne suffit pas de dire “il faut changer le système économique”, il faut décrire quel autre système économique, définir de nouveaux critères de décision en matière de gouvernance économique mondiale… »
Thomas Porcher (5) pointe le triptyque « mondialisation-financiarisation-austérité ». Il en appelle à ne « pas se laisser faire » et à « penser l’après » dès maintenant. Il propose des solutions pour que l’entreprise ne soit plus le jouet des financiers. « Il faut faire en sorte qu’à l’intérieur de l’entreprise ne s’opposent pas des parties prenantes comme les salariés et les actionnaires, que le profit ne soit pas le seul but. Il faut que les salariés soient en plus grand nombre dans les conseils d’administration ; y intégrer également des représentants des collectivités locales et les clients. Enfin, l’État doit donner une feuille de route à ces entreprises pour les mettre au service d’un projet, notamment la transition écologique. Nous devons profiter de ce moment pour reprendre la main, et l’État doit redevenir un Etat stratège. Mais pour cela, il faut encore qu’il y ait des stratèges à la tête de l’État… » L’économiste souligne néanmoins que dans la tête des dirigeants mais aussi de beaucoup d’individus, il n’y a pas d’alternatives : « Beaucoup sont soumis au système, votent pour des candidats qui servent plus les intérêts des multinationales et de la finance que les secteurs essentiels tels que l’enseignement et la santé. », poursuit-il.
Inverser le rapport de force
Le sociologue et philosophe Bruno Latour (6) s’inquiète : « Les pandémies réveillent chez les dirigeants comme chez les dirigés, une sorte d’évidence – ‘Nous devons vous protéger’, ‘Vous devez nous protéger’ – qui rechargent l’autorité de l’Etat et lui permet d’exiger ce qui, en toute autre circonstance, serait accueilli par des émeutes. » Bruno Latour propose de dresser un cadastre des entreprises humaines toxiques et nocives. Il suggère de tirer de cette crise la preuve que nous pouvons aller vers une réelle transition écologique. Certains rétorqueront que faire table rase de ce qui existe est peut-être dangereux, même si le modèle proposé par Latour et beaucoup d’autres avec lui est celui vers lequel tendre. Reste à savoir comment y arriver en conservant le profitable à tous et en rejetant ce qui ne sert que l’intérêt d’une minorité.
Solidarités sur fonds de confinement généralisé
Au milieu de ce quotidien sous cloche, il est rassurant de constater que certains Etats optent pour une réelle solidarité. C’est le cas du Portugal qui considère les personnes migrantes comme des citoyens à part entière, et le maire de Lisbonne suspend jusqu’en juin les loyers des bénéficiaires de logements sociaux.
Chez nous, à Bruges, à Bruxelles, des hôtels vides ouvrent leurs chambres aux personnes sans logement, migrants ou sans abri. Les plateformes de soutien aux migrants mettent en place des protocoles d’accueil spéciaux pour garantir le respect des mesures de confinement. Les associations actives auprès de personnes sans abri redoublent de créativité pour leur assurer un hébergement, dans des conditions évitant la propagation du virus. Des groupes de personnes se sont lancés dans la confection de masques.
Cette créativité citoyenne pallie les lacunes des services publics pourtant alimentés par les impôts. Chez nos voisins français, on peut applaudir aussi cet amendement déposé par trente-cinq députés qui appellent à coupler la relance économique à une transformation de notre société en faveur du climat, de la biodiversité, de la santé et de la justice sociale. De petits miracles nés de la pandémie. Cela dans la ligne des cartes blanches parues en Belgique ces dernières semaines.
Résilience du système capitaliste ou salutaire réveil citoyen ?
Les lendemains passeront inévitablement vers un rapport de force entre ceux qui veulent donner un coup d’accélérateur à la transition qui nous permettra d’envisager l’avenir sous de meilleurs auspices, et ceux qui attendront d’un dirigeant à la main de fer, la garantie d’une gestion éclairée. Le philosophe Alain Deneault (7), entrevoit la pandémie comme « un déclencheur de l’esprit » qui nous amène à revisiter le passé et les grandes épidémies. Cela devrait apporter, dit-il, une pensée, une action, une attitude et des dispositions nouvelles. D’autant plus que d’autres crises ont déjà secoué notre planète mondialisée, ces dernières années, la plupart liées à notre mode de vie : incendies de forêt, ouragans, tsunamis, inondations, fonte des glaciers… « Le capitalisme tel qu’il est (au service des actionnaires) ne pourra pas perdurer », déclare-t-il, rappelant que le mot économie est bien plus large que celui qu’on lui attribue aujourd’hui. « Il s’agit de penser les relations bonnes, les relations saines entre les éléments, entre les gens et leurs idées, entre les symboles. »
Il nous renvoie à nous, citoyens, qui nous berçons (certains plus que d’autres…) de l’espoir que le système actuel aura les réponses. Espoir aussi que le pouvoir dominant dit vrai. « Quand on abandonnera ce fantasme, le jour où le discours idéologique dominant ne coïncidera pas du tout avec l’état du réel, on verra l’inadéquation flagrante entre cet état du réel dans notre histoire et le discours qui vise à le masquer. Là, on rira lorsque des experts viendront nous parler de la croissance infinie. Et je pense qu’on y arrive… » Et de se demander si, quelque part, en nous tous et même ceux qui souffrent le plus de la situation, il n’y a pas une sorte de ‘satisfaction’ à voir tout enfin un peu s’arrêter. « Nous sommes dans une société de performance, de burnout, de détresse psychologique, les gens n’ont pas le temps de voir leur famille. En fait, les gens sont à bout depuis longtemps. Et là, on est forcés à une pause et quasiment à évaluer sa vie. A renouer à l’essentiel. Cette pandémie est l’occasion de se redresser la tête et de penser son rapport au monde de manière beaucoup plus libre, souveraine, structurée et constructive. »
En s’attaquant à toutes les classes sociales, ce virus devient une urgence nationale parce que l’oligarchie est touchée. « Si l’Etat avait à cœur la santé publique, ça fait longtemps qu’on aurait interdit la malbouffe et qu’on se serait attaqué au problème du climat. Mais c’est quand la classe dirigeante est attaquée de plein fouet qu’il y une réaction », constate-t-il.
Et plutôt que de conclure sur une note pessimiste, le philosophe en appelle à la lucidité et à la gaieté, comme dispositions psychiques maîtresses pour l’avenir. « On va découvrir des dispositions, des talents, des forces, de s’investir dans des activités qui ont tout à coup du sens. Ce sera l’occasion de s’engager dans l’organisation et l’élaboration d’un monde qui nous ressemble si on résiste à la tentation du fascisme. Il faut quitter notre ronron quotidien fonctionnaliste et soumis. L’avenir sera difficile mais nos enfants seront plus en vie que nous l’aurons été dans notre confort angoissé. Nos enfants trouveront la force de se donner un monde qui leur ressemble. »
Aux Equipes Populaires, nous voulons le croire et agir en ce sens, avec vous. Plus que jamais.
Laurence Delperdange
Article publié dans Contrastes n°198 (mai-juin 2020), la revue des Equipes populaires
Photo : L. Delperdange
(1) « Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie », Interview d’Edgar Morin par David Le Bailly et Sylvain Courage, L’Obs, nouvelobs.com, 18 mars 2020
(2) Pablo Servigne, ingénieur agronome, écologue, chercheur. Auteur de « L’Entraide : l’autre loi de la jungle, Les liens qui libèrent « , Ed. Poche, 2019 et co-auteur avec Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, de « Une autre fin du monde est possible : vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) », Seuil, Coll. Anthropocène, 2018. Dans cet ouvrage, les auteurs prolongent leur réflexion sur la collapsologie par une réflexion sur la mise en œuvre de la collapsosophie, une éthique pour apprendre à vivre avec la catastrophe en cours, avec la débâcle environnementale, avec l’effondrement de la société actuelle.
(3) François Ruffin interview de Pablo Servigne dans : Allô Ruffin, En direct de ma cuisine. Page Facebook de François Ruffin
(4) « Crise économique mondiale : pour Thomas Piketty, le Covid-19 est l’arbre qui cache la forêt », interview dans L’Obs, nouvelobs.com, 15 mars 2020
(5) « Cette crise est un moment idéal pour faire passer les pires lois », Pablo Maillé, interview de Thomas Porcher, Usbek & Rica, 26 mars 2020. « Les délaissés », Thomas Porcher, Fayard 2020
(6) « La crise sanitaire incite à se préparer à la mutation climatique », tribune de Bruno Latour, dans Le Monde, 25 mars 2020 – « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise » par Bruno Latour, dans AOC, 30 mars 2020
(7) La pandémie, déclencheur de l’esprit, interview d’Alain Deneault par Chantal Guy dans La Presse + (Canada)