Quels sont les objectifs du Front social, écologique et démocratique ?
Le Front poursuit principalement trois objectifs. Tout d’abord, créer un espace de rencontre, actuellement plutôt francophone, et de convergence. Lors de nos premières réunions, on a constaté que les acteurs collectifs (syndicats, associations, collectifs plus horizontaux) ne se connaissent pas ou très mal, malgré de multiples initiatives dans le passé… On est toujours face à des incompréhensions. Cet espace existe aujourd’hui et il faut le faire perdurer, trouver une méthodologie propre qui permette de dépasser les méfiances et les incompréhensions. Second objectif : soutenir des mobilisations existantes. Mettre en discussion le conflit social et nous mobiliser ensemble. Etre une caisse de résonnance, rendre visibles les luttes sociales moins connues ou plus petites. [...] Enfin, et c’est le troisième objectif, il faudra que le front puisse appeler à la mobilisation, mais ça demandera du temps.
On a une vision claire de ce vers quoi nous voulons aller mais nous sommes lucides et nous savons que cela peut échouer. Nous voulons éviter au maximum la répétition du schéma de 2008 ; c’est-à-dire une relance keynésienne suivie directement de mesures d’austérité extrêmement destructrices. Nous pensons qu’il faut « faire bouillir la marmite » par le fond et travailler à ce que la colère sociale s’exprime. C’est un travail de long terme, un travail de convergence. La compétitivité n’est pas notre problème. Il faut renouer avec certaines utopies au sein du mouvement social. C’est aussi notre objectif. Nous ne sommes pas sûrs de parvenir à faire déborder la marmite. Dans l’histoire des mouvements sociaux, pendant une décennie, des acteurs travaillent à cela et ce n’est que lorsqu’ils s’arrêtent que la marmite déborde. La lutte n’est pas une science exacte mais ce qui est réalisé ouvre des perspectives futures, même si les résultats ne sont pas toujours directement au rendez-vous.
Qu’est-ce qui, selon vous, ferait la différence aujourd’hui par rapport à des initiatives similaires qui n’ont pas vraiment porté leurs fruits ?
« Nous tentons de construire des ponts et maintenir un équilibre entre le mouvement social institutionnalisé (ce qu’on appelle les piliers ou les corps intermédiaires) et les collectifs moins institutionnalisés tels que les Jeunes pour le climat, Collectif 8 mars, Santé en lutte, les collectifs contre le racisme, pour l’écologie… »
Je ne dis pas qu’on va y arriver. Ce qu’il faut, c’est que les militants soient associés. Que ça ne soit pas seulement une plateforme de permanents d’association. On assiste à une professionnalisation dans le monde associatif, dans le monde syndical. C’est une bonne chose par certains côtés mais il faut aussi renouer avec une tradition de militance. C’est peut-être ce qui a parfois manqué par le passé.
Des initiatives telles que Tam Tam ou Tout autre chose peuvent être vues comme des semi-échecs ou des semi-réussites, mais elles ont jeté des bases sur lesquelles il faut aussi que nous puissions construire. Il est aussi essentiel de faire le lien, de maintenir les équilibres. Nous tentons de construire des ponts et maintenir un équilibre entre le mouvement social institutionnalisé (ce qu’on appelle les piliers ou les corps intermédiaires) et les collectifs moins institutionnalisés tels que les Jeunes pour le climat, Collectif 8 mars, Santé en lutte, les collectifs contre le racisme, pour l’écologie… Nous souhaitons les associer même si c’est parfois compliqué, car les associations ont des pratiques très différentes. Mais permettre la présence de tous les types d’acteurs de la société civile est primordial ; un équilibre entre une action sociale ou écologique institutionnelle et une action sociale ou écologique davantage d’action directe, moins centralisée. Il est trop tôt pour savoir si nous allons y parvenir.
Dans nos organisations, on milite mais cela n’a pas empêché l’échec énorme lors de la crise de 2008. On a perdu la bataille du récit et on a tous payé la crise bancaire. Les pertes ont été socialisées et, de ce fait, l’élite économique et politique a créé les conditions de la prochaine crise, celle du Covid. En 2008-2010, le monde associatif et syndical a perdu cette bataille. On ne veut pas réitérer cet échec. Donc, malgré les clivages, malgré nos désaccords, nous avons la volonté de créer quelque chose dans une perspective de la lutte sociale.
Nous avons perdu la bataille du récit en 2008… mais quel serait selon vous, le nouveau récit du Front ?
Le récit du Front, c’est partir d’un constat que la crise actuelle a clairement mis en lumière que les valeurs néolibérales sont liberticides, qu’elles détruisent la société (on peut parler de « sociéticide »). La hiérarchie des valeurs telle qu’elle existe aujourd’hui, détruit autant les individus que la collectivité. Ensuite, on veut construire un autre modèle à partir de la lutte. Le récit s’inspire donc de la lutte sociale et de la lutte écologiste. Un des projets du Front par exemple est de construire une cartographie des luttes sociales en Belgique et d’avoir ainsi un outil qui crée du récit. Ecrire le récit c’est donc d’abord écrire le récit des luttes sociales et écologiques. On ressent actuellement que l’urgence sociale reprend le pas sur l’urgence environnementale et écologique. Or, les deux sont liées. Les urgences sociales sont évidentes mais les revendications environnementales ne peuvent pas passer au second plan, vu l’urgence…
Allez-vous voir ce qui se passe dans d’autres pays, trouver des alliés ailleurs ?
On essaye de créer des contacts, entre autres dans le cadre de l’Alter Summit mais ce n’est pas facile car depuis la crise grecque, il y a une tendance au repli sur les enjeux d’urgence et les enjeux nationaux. On a des contacts avec des Français, des Espagnols qui tentent de lancer des mouvements similaires. On a des échanges mais, évidemment, le premier enjeu pour le Front, c’est d’avoir des liens avec les initiatives du même genre en Flandre.
Comment le Front envisage-t-il de peser sur les décisions politiques ?
« Un groupe de travail se dessine dans le front pour préparer des propositions politiques assez fines sur un plan écologique et social. »
Le monde politique est toujours sensible à la conflictualité sociale à un moment ou à un autre. L’histoire sociale de la Belgique et de l’Europe de l’Ouest nous le montre. C’est une stratégie à long terme. Un groupe de travail se dessine dans le front pour préparer des propositions politiques assez fines sur un plan écologique et social. Des discussions vont avoir lieu entre académiques, centres de recherche d’organisations… D’autres groupes de travail se forment ; un sur l’éducation permanente, un autre sur la mobilisation et l’action. On va essayer de se répartir le travail, de faire communiquer des associations, des syndicats qui partagent les objectifs. Mais, tout cela prend du temps. La démocratie prend du temps.
N’est-ce pas aussi le système politique lui-même qui devrait aussi être revisité ?
En Belgique, on est face à une particratie. On ne peut plus parler de démocratie. Un peu partout en Europe, des gouvernements sont minoritaires. On assiste au renforcement de l’exécutif par rapport au législatif. On gouverne par ordonnance, par décret…
Notre réaction à cela est d’en appeler à plus de démocratie. Mais commençons par nous en organisant des débats, des assemblées ; laissons le temps aux gens de les articuler, de débattre, de ne pas être d’accord entre eux. C’est cela aussi renforcer la démocratie. On ne nie pas qu’il faudra que les organisations du mouvement social, à un moment, fassent pression sur les partis politiques mais on ne nie pas non plus que vu l’organisation politique actuelle, les leviers sont tout de même assez faibles.
Dans cette période de sortie du confinement [NdlR, cette interview est parue en juillet 2020], voyez-vous des signes encourageants qui donnent à penser qu’on ne commettra plus les erreurs du passé ?
« Je ne crois pas à la seule addition des petites bonnes volontés. Il en faut, c’est revigorant, ce sont des laboratoires mais nous avons besoin de transformations sociales d’ampleur et d’un mouvement social pour les porter. »
Je vais plutôt répondre à cette question en tant que chercheur du Gresea car il y a certainement différentes analyses au sein du Front, et nous n’en avons pas débattu largement. Depuis 2008, en ce qui concerne la question de la conflictualité sociale, il n’y a jamais eu autant de luttes. Certes, elles sont plus fragmentées qu’avant. Les acteurs ont changé, évolué. Ça se voit au niveau associatif, au niveau syndical aussi. Beaucoup plus de gens luttent de manière parfois radicale. Il y a eu par exemple une mobilisation de personnes sans papiers pendant le confinement alors que le droit de manifester était suspendu.
Cette multitude de luttes sociales, démocratiques nous donne beaucoup d’espoir. Mais il faut aussi reconnaitre que l’extrême fragmentation de ces luttes et une certaine méfiance envers les grandes organisations politiques ou syndicales peut s’avérer dangereuse, même si on peut comprendre, expliquer cette méfiance. On a besoin de projets de société macro, de projets politiques et pour le moment c’est plus difficile. Le nombre de grèves diminue peut- être mais il y a de plus en plus d’actions collectives ; leur répertoire s’élargit. Comme par exemple, tourner le dos à Sophie Wilmès…
Il faut être vigilants face à cette fragmentation, voir comment articuler ces différentes luttes et envisager comment inscrire les initiatives micro-sociales dans un récit politique plus large pour qu’elles puissent perdurer et contribuer à une transformation sociale. Pour le moment, ça fait un peu défaut. Il faut penser à la manière de proposer des changements macro-économiques, comment imaginer les relations politiques, démocratiques, la transition énergétique… Ce sont des questions qui ne peuvent se régler par une somme de petites initiatives locales. Elles demandent des moyens, des rapports de force qui doivent se créer à un niveau belge, européen. Je ressens par rapport au monde militant une méfiance à ce niveau. Je ne crois pas à la seule addition des petites bonnes volontés. Il en faut, c’est revigorant, ce sont des laboratoires mais nous avons besoin de transformations sociales d’ampleur et d’un mouvement social pour les porter. Même si des initiatives telles qu’un potager collectif retissent du vivre ensemble et c’est très intéressant, mais y ajouter une perspective de transition énergétique est important.
Il faut un équilibre entre organisations plus institutionnelles et collectifs moins institutionnalisés pour peser dans le débat politique, pour peser sur des propositions plus structurelles.
Qu’auriez-vous envie de dire en termes de conclusion ?
Ce Front est une dynamique en construction née dans le confinement, période durant laquelle créer du lien était complexe. Une autre difficulté est d’arriver à être dans le court terme, face à cette urgence de peser politiquement pour ne pas voir un programme d’austérité hyper violent s’installer. Mais il faut également se donner du temps pour construire des liens et construire un mouvement social solide sur le long terme. On est donc face à une difficulté d’articuler court terme et long terme. Il faut aussi trouver un équilibre entre le débat, la réflexion, la construction de revendications mais aussi l’action.
Et puis, il faut que le mouvement social fasse à nouveau peur. Car si on ne fait pas peur, on ne peut pas changer les choses. Pour créer un rapport de force politique ou social, il faut être capable de faire peur par le nombre, par les actions. Il faut absolument créer un espace de convergence car on est bien conscients des risques que fait peser la pandémie sur les finances publiques, sur les inégalités sociales, sur la transition énergétique et écologique.
Propos recueillis par Laurence Delperdange
Article publié dans Contrastes n°199 (juillet-août 2020), la revue des Equipes populaires