Trois cents soixante-cinq jours que nos vies, professionnelles et privées, se sont vues chamboulées. Faire de l’éducation à l’environnement à distance, dans l’incertitude, mène-t-il à l’épuisement ? Comment garder le cap ? Le Réseau IDée (Information et Diffusion en éducation à l’environnement) a interrogé Vincent Wattelet. Eco-psychologue, actif dans plusieurs mouvements liés à la transition intérieure, il a également accompagné de nombreuses associations dans leurs dynamiques et leur gouvernance.
Nous avons l’impression que la crise actuelle impacte le moral des professionnel·les de l’éducation à l’environnement, avec parfois une véritable détresse. Partagez-vous ce constat ?
Tout à fait. Je vois cela aussi autour de moi. Les troubles anxieux, comme les troubles du sommeil, de l’alimentation, de la concentration… cela est notamment dû à la réduction des liens sociaux. Il se passe des choses au niveau du langage non verbal qui ne peuvent pas trouver d’équivalence dans le virtuel (même si, étonnamment, on sait faire beaucoup de choses).
Cette crise nous rappelle que nous sommes des êtres grégaires : à travers le groupe, j’ai un retour de qui je suis, de ce que je ressens. Nous ne sommes plus assez nourri·es dans nos liens sociaux. Cela cause un effritement de notre sécurité intérieure.
Cela peut-il s’ajouter à une éco-anxiété, déjà présente dans ce secteur ?
Souvent, quand on parle d’éco-anxiété, on couvre un spectre très large. Je préfère le terme « douleurs écologiques ». On peut y retrouver les douleurs liées aux pertes qui ont déjà eu lieu : un paysage abîmé, disparu, ce sont les sentiments de perte nécessitant un travail de deuil. On y retrouve la solastalgie, ce sentiment de perte par rapport à un environnement qu’on connaissait et qui nous nourrissait à tous niveaux : artistique, esthétique, au niveau des liens, etc.
L’anxiété est plutôt tournée vers le futur, l’inconnu. L’incertitude développe l’anxiété.
Dans nos milieux, avec les connaissances que nous pouvons avoir des dégâts environnementaux en cours et à venir, il y a certainement une forme d’éco-anxiété plus importante que dans d’autres parties de la population. À cela s’ajoute une autre anxiété. En effet, là où certains croient au retour du business as usual et à la croissance, y trouvent de quoi se rassurer, nous, professionnel·les de l’Education relative à l’Environnement (ErE), militant·es, percevons de plus en plus que cette pandémie est une résultante d’un déséquilibre des écosystèmes. Étant donné nos visions complexes, systémiques et critiques du monde, il nous est presque impossible de nous bercer de l’illusion que le futur reviendrait à quelque chose qu’on a connu.
Nous sommes donc en prise avec des questions plus graves : « De quoi est-ce réellement le début ? C’est quoi les prochaines crises ? » Cette dissonance avec un discours dominant qui se veut rassurant ajoute vraiment du mal-être. On sait qu’on ne sera plus jamais en lien avec quelque chose qu’on a connu. Et cette question est très peu abordée…
Du coup, que faire ?
Cela nécessite de réapprivoiser l’incertitude, de manière constante. Joanna Macy et Caroline Baker, qui ont théorisé ce que cela nous ferait au niveau collectif et ce qu’il faudrait faire au niveau culturel et psychologique pour apprivoiser les questions des grands changements à venir, parlent d’apprendre à vivre avec l’incertitude radicale.
Mais ces adaptations constantes sont épuisantes. Je suis moi-même surpris, alors que je travaille sur moi et sur ces questions depuis longtemps, d’être fatigué. Je suis fatigué de m’adapter ! Et d’adapter aussi, tout le temps, mes projections…
Pour toutes les personnes qui cherchaient à imaginer un futur avec des crises climatiques, des sécheresses, la crise est venue arracher ce qui est pour moi un des plus grands facteurs de résilience : le lien social. On a toujours imaginé qu’on pourrait compter sur le plus important : le faire ensemble, la coopération, la proximité, le partage des émotions… Et c’est là qu’on se sent attaqué de façon globale et générale. C’est extrêmement violent au niveau psychologique et symbolique.
Je ne dis pas que nous sommes le secteur qui souffre le plus, ce serait honteux de dire cela, mais une autre grande souffrance dans notre secteur est la question du sens. Et ne pas voir les résultats de ce que tu fais, on le sait, est un point clé qui cause le burn-out…
Faire de l’éducation à l’environnement par écrans interposés ?
Ça pose vraiment question au niveau du sens ! Chez Terr’Eveille(1), on a d’abord beaucoup annulé. Personne n’arrivait à se dire « ok, on fait du travail qui relie en virtuel » ! Puis il y eu des expériences en France qui ont fonctionné, on a suivi. Alors oui, en virtuel, un petit peu, pourquoi pas. Mais pour nous cela ne doit clairement pas devenir une norme ! C’est la société qu’on combat, et c’est celle qui prend le dessus. Donc oui, c’est extrêmement dur.
Tout cela en continuant à se demander « ce sera quoi la réalité dans six mois ? » La charge cognitive est énorme. En plus de continuer à s’adapter, au niveau familial, il y a énormément à penser, à élaborer, à se positionner ou pas face à ce qu’on nous impose et face autres grands enjeux…
Le télétravail nuit-il à la santé de nos organisations ?
Si une partie de nous gagne en confort avec le télétravail, nous perdons aussi énormément en termes de proximité sociale, et donc de co-construction du sens de notre travail. Les moments informels dans la cuisine, dans les couloirs… Transformés en visio-papotes, ces moments ne permettent plus un changement d’environnement. Il n’y a plus de coupure avec l’outil ordinateur. Cela aussi est très mauvais cognitivement et très fatiguant. Et dans les cas où le travail n’offre plus une respiration par rapport à un environnement familial tendu, on est en apnée continue…
Est-ce possible de prendre soin de ses collègues à distance ?
C’est une bonne question. Du coup, j’aurais envie de m’adresser aux responsables d’équipe : « Etes-vous parvenu·es, par rapport aux bailleurs de fonds, à alléger la charge de travail ? Peut-il y avoir une forme de renoncement plutôt que de chercher à adapter ? » Cela me semble essentiel. Pourquoi ? D’une part parce qu’on ne peut pas demander à des personnes, en l’occurrence des animateurs ou animatrices qui ont l’habitude d’être dehors, de passer huit heures derrière un écran… Pour eux c’est vraiment compliqué.
D’autre part, on pourrait envisager d’investir ce temps gagné par une hygiène du « prendre soin » : du temps pour marcher dehors, des moments « météo », en visio, mais en plus petits groupes. Très concrètement, si je devais animer un moment de ce type dans une équipe, j’organiserais des petits duos ou trios. Si une personne ne désire pas être avec quelqu’un, elle pourrait me le signaler en message privé. En effet, dans ce cas on ne travaille pas la cohésion d’équipe mais le bien-être de chacun·e. L’objectif est que tout le monde puisse être en zone de confort ! On pourrait même imaginer de multiples trios inter-associations…
Personnellement, ce qui me fait du bien, c’est de sortir, être dehors, et discuter avec un·e collègue, soit en vrai soit par téléphone, prendre des nouvelles de quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps… Avoir autre chose devant les yeux que mon ordinateur. Pour certain·es cela sera suffisant, pour d’autres non. D’où l’importance de la créativité au sein de l’équipe.
Vous parliez au début de l’importance des « signaux du non verbal », dont nous sommes actuellement privés. Est-ce possible de détecter, à distance, qu’un·e collègue ne va pas bien ?
C’est important d’être attentif aux nouvelles formes d’absentéisme : arriver en retard aux réunions visio, avoir d’office des problèmes de connexion alors qu’on aurait pu les régler, couper systématiquement sa caméra, ne pas rendre des travaux… Pensons à prendre des nouvelles de ces personnes, avec de vrais espaces de discussion. Et veillons à ce que les personnes qui ont ces rôles-là aient elles-mêmes des soutiens et des back-up ; elles ne peuvent pas avoir la « mission » de prendre soin de tous les autres… On est toutes et tous concerné·es. Tout le monde est touché.
Quand on va recommencer à se voir, il sera nécessaire de prévoir, de manière structurelle, des moments de « team building » : aller boire des verres, se réunir dans des parcs, faire des auberges espagnoles… Il y aura vraiment le besoin de se recréer une nouvelle membrane.
Il faudra aussi s’attendre – je peux me tromper, mais c’est possible – à des phénomènes dits de décompensation. Le « retour à la normale » peut être très anxiogène pour certaines personnes. Il y aura des « pétages de plomb », des désenchantements liés aux espoirs déçus et qui sont encore absents de nos discours. Il va y avoir de nouvelles vagues d’autres choses… Bref, on n’a pas fini de s’adapter. On n’a pas fini de devoir repenser nos métiers.
Un dernier conseil ?
Tout ce qui est de l’ordre de l’ancrage, par le corps, par la respiration, prendre soin d’un lieu, prendre soin d’un petit groupe de personnes… Tout ce qui va nous tranquilliser intérieurement est plus important que jamais. Toutes les formes d’extériorisations artistiques, au sens large, sont plus que jamais bienvenues !
Propos recueillis par Marie Bogaerts
(1) Pour en savoir plus : www.terreveille.be
Pour aller plus loin :
– “Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre”, Joanna Macy et Molly Young Brown, éd. Le Souffle d’Or, 2018 (en consultation dans nos centres de doc à Bruxelles et Namur)
– “L’espérance en mouvement”, Joanna Macy et Chris Johnstone, éd. Labor et Fides, 2018 (en consultation dans notre centre de doc à Bruxelles)