Un jour de mars comme un autre, Mathieu Weemaels a trouvé dans sa boîte aux lettres un courrier intriguant: une invitation à participer à une commission délibérative (1) sur la 5G à Bruxelles. Apparemment, il avait été tiré au sort. Il est surpris et un peu sur ses gardes. Cette commission doit rassembler des parlementaires et des citoyen·nes bruxellois·es pour discuter de la façon d’implanter la 5G dans la capitale. Est-ce de la rigolade ? Est-ce juste pour que le politique se donne bonne conscience ? Ou est-ce que cela peut avoir vraiment un impact ? C’est ce qu’il cherche à savoir avant de donner sa réponse. Après un courriel à l’un des signataires de l’invitation, il reçoit un coup de téléphone d’un membre de l’organisation. Il apprécie le geste. La personne lui explique le pourquoi et le comment de cette commission délibérative et Mathieu Weemaels se dit que cela en vaut la peine. La 5G, il a son avis dessus depuis longtemps et le sujet lui donne des boutons. « Je ne dis pas que je comprends tous les enjeux. Mais moi, je trouve ça scandaleux. La 5G est un “progrès” tellement archaïque ! Il nous faut réserver l’énergie à ce qui est absolument indispensable. En quoi l’est-elle, cette 5G ? On va utiliser une énergie folle, tout ça pour télécharger des films plus rapidement, envoyer plus de photos ou encore avoir un frigo connecté ? Où est la raison là-dedans ? Je suis très content d’avoir été tiré au sort pour débattre de cela. La formulation de la question n’est pas idéale, c’est vrai. Mais c’est mieux que rien », témoigne-t-il.
« La formulation de la question n’est pas idéale. Mais c’est mieux que rien ». Il y a déjà de quoi débattre rien que sur la mise en mots du débat.
La question qui va être discutée dans cette commission délibérative est : « La 5G (cinquième génération de réseaux mobiles) arrive en Belgique. Comment voulons-nous que la 5G soit implantée en Région de Bruxelles-Capitale, en tenant compte de l’environnement, de la santé, de l’économie, de l’emploi et des aspects technologiques ? » Cette approche par le fait accompli (« la 5G arrive ») en a ulcéré d’autres. Au point de refuser de participer, comme Brigitte Poulet l’a exposé dans les pages « Opinions » de La Libre Belgique : « Mon premier mouvement aurait été de m’inscrire : que l’on consulte directement les citoyens est un beau progrès. Sauf que… cette consultation sent le jeu de dupes à plein nez. Je ne participerai pas. [...] Ne nous inviter qu’à un débat sur le « comment » est une injure à la démocratie que vous représentez ! C’est de la démocratie cosmétique ! » (2)
Au Parlement bruxellois, on argue que si on veut du sens, il faut que les recommandations faites par les membres de la commission délibérative puissent s’appliquer. Or, avoir ou pas la 5G relève d’une décision de l’Union européenne. La Région de Bruxelles-Capitale n’a pas de compétences en la matière. Des observateurs avertis du dossier allèguent, eux, que l’UE oblige à mettre en vente aux enchères des bandes de fréquences possiblement utilisables pour la 5G, mais que l’Environnement étant une compétence régionale, Bruxelles-Capitale a bien pratiquement le pouvoir de bloquer le déploiement de la 5G vu la multiplication du nombre d’antennes que cela exige, ce qui est un impact environnemental. Il y a donc déjà de quoi débattre rien que sur la mise en mots du débat.
Répondre à la fatigue démocratique
C’est important, mais cela ne doit pas occulter l’ensemble de cette initiative pionnière. Les panels de citoyen·nes (assemblées citoyennes, conférences de consensus, etc.) ne sont bien sûr pas nouveaux. Ils sont même en plein essor en Belgique depuis le début des années 2000, avec un coup d’accélérateur depuis le plus fameux d’entre eux, le G1000 (en 2011, 704 citoyen·nes lambda avaient discuté pendant toute une journée de sujets sélectionnés par consultation publique). On peut citer le G100 Grez-Doiceau en octobre 2014, le panel citoyen sur les enjeux du vieillissement à Namur d’avril à mai 2017 ou encore « Make your Brussels Mobility » d’octobre à novembre 2017. Le principe est toujours le même : rassembler des citoyen·nes, en général tiré·es au sort, pendant une journée ou plusieurs, pour qu’ils et elles échangent et délibèrent sur un sujet politique afin de formuler des recommandations destinées aux pouvoirs publics.
« La démocratie, c’est se mettre d’accord sur ce qui est acceptable pour le plus grand nombre. Toute initiative qui vise à remettre du débat public, et qui confronte chaque citoyen à l’altérité de son opinion est bienvenue. »
Mark Hunyadi (UCLouvain)
C’est une réponse à la fatigue démocratique, aux frustrations et à la distance que génère la démocratie représentative. Cela revitalise les pratiques démocratiques en permettant aux citoyen·nes de s’impliquer plus directement dans les débats de la vie publique, en dehors des élections. L’exercice est aussi précieux pour sortir de la polarisation galopante des débats de société. « On renonce à la recherche coopérative de la vérité au profit d’une affirmation de soi, constate Mark Hunyadi, professeur de philosophie sociale et politique à l’UCLouvain (3). Affirmation de soi veut dire affirmation identitaire et immédiateté, sans passer par le filtre de la réflexion, de l’échange, de la délibération. C’est une tendance anti-démocratique. La démocratie, c’est se mettre d’accord sur ce qui est acceptable pour le plus grand nombre. Toute initiative qui vise à remettre du débat public, et qui confronte chaque citoyen à l’altérité de son opinion est bienvenue. »
Des citoyens transformés
A discuter, à échanger ses avis, points de vue, expériences, pratiques, visions du monde émerge peu à peu la nuance si cruciale pour vivre en société et pourtant si malmenée, particulièrement dans les questions vives. «L’apport le plus important des panels de citoyens, c’est cette vue à 360° que finissent par avoir les participants », estime Stéphane Vanden Eede. Grand praticien de ces panels, il a coordonné le premier en Belgique, en 2002, pour la Fondation pour les Générations Futures, il a co-organisé le G1000 et a mis en mouvement la campagne « Enragez-vous, engagez-vous et votons » en 2018 dans le Brabant wallon. « Ça change leur regard, reprend-il. Ils prennent confiance en leurs capacités à participer aux débats de société et ils prennent conscience de la complexité des décisions politiques. » Le même constat est fait par les chercheurs spécialisés en démocratie participative, tel Min Reuchamps qui relève « une expérience transformative des participants » (dans le sens positif). « Il y a une augmentation du sentiment de compétence, lié au fait d’avoir pu dire les choses, d’avoir écouté et été écouté. Ainsi qu’une satisfaction d’avoir pu contribuer qui va de pair avec une meilleure compréhension du système et une reconnaissance du travail fait par les hommes et les femmes politiques », nous explique le chercheur de l’UCLouvain. « Ceci c’est au niveau individuel. Au niveau collectif, on voit que la diversité des points de vue amène à de meilleures décisions que celles prises par un petit nombre d’experts ou de spécialistes. A la condition, toutefois, qu’on donne de l’information et du temps pour délibérer », précise-t-il.
Des facilitateurs sont présents afin de veiller au bon déroulement des discussions et particulièrement à la prise de parole de chacun·e.
En effet, ce n’est pas tout de rassembler des citoyen·nes ordinaires. Il faut, comme on dit dans le jargon, les faire monter en compétence. Pour nourrir la réflexion et les échanges, leur sont donc fournis des documents. Pas kilométriques. Cela doit rester digeste et accessible. Pour la 5G ils sont limités à deux pages pour chaque partie prenante (c’est-à-dire les acteurs pour et contre) et chaque personne ressource (scientifiques, expert·es, etc.) En outre, pendant la phase dite informative du panel, certaines personnes ressources sont venues éclairer les participants à la demande de ceux-ci. Des travaux par petits groupes se sont alors faits, en fonction des centres d’intérêt. Des facilitateurs étaient présents afin de veiller au bon déroulement des discussions et particulièrement à la prise de parole de chacun·e. Car se niche ici l’un des écueils des panels de citoyen·nes : certaines personnes se sentant moins légitimes que les autres, ou bien moins habituées à s’exprimer ou encore doutant de l’intérêt de leur apport, se mettent de facto en retrait et/ou se font écraser par des personnalités plus assurées. Les facilitateurs garantissent donc que tout le monde ait la parole et soit écouté.
Tout ça pour ça ?
Lorsque le panel est bien organisé avec une palette de citoyennes et citoyens représentatifs de la société (ce qui n’est pas une mince affaire), des personnes ressources de divers horizons, du temps, des discussions modérées par des personnes formées, alors il peut être l’une des solutions pour combler le fossé qui se creuse entre décideurs et population. Notamment parce qu’il écarte « la glissade pédagogique, cette tendance actuelle à faire la leçon aux citoyens qui, dès lors, auraient compris la chose. Cette posture “nous on sait, eux ils ne savent pas” est clivante et infantilisante. Un autre avantage est qu’on met les gens sur des questions pratiques. A ne poser les débats qu’au niveau théorique, on favorise leur polarisation car on reste au niveau des principes », étaye Jérémy Grosman, philosophe des sciences et des techniques à l’université de Namur (3).
« Il ne faut pas mettre trop d’espoir dans l’utilisation des résultats de son vivant, mais être confiant : le fait que cela ait eu lieu est en soi un acte de changement. »
Stéphane Vanden Eede
(co-organisateur du G1000)
Pour la 5G, les recommandations ont été décidées samedi 29 mai et elles seront présentées publiquement le 5 juin.
Si le procédé peut mettre de l’huile dans les rouages démocratiques, il peut aussi mettre de l’huile sur le feu. Les 150 Français (et les milliers qui ont contribué à distance) de la Convention citoyenne pour le climat ont fort peu apprécié la réaction timorée des pouvoirs publics à leurs recommandations. Si le suivi est peu, mal ou même pas du tout fait, le signal envoyé n’est évidemment pas positif et peut alimenter encore la défiance. Cela dit, avec ses vingt ans de pratique, Stéphane Vanden Eede n’est pas si sombre. « On passe du temps à accoucher de recommandations. Et en définitive, est-ce que ça a fait changer quelque chose ? Moi je dis qu’importe. Car de toute façon, il y a des graines qui sont plantées. Il ne faut pas mettre trop d’espoir dans l’utilisation des résultats de son vivant, mais être confiant : le fait que cela ait eu lieu est en soi un acte de changement. Et en plus, les pouvoirs publics ne peuvent pas faire semblant que ça n’a pas été dit », éclaire-t-il.
C’est précisément pour garantir un suivi que les commissions délibératives bruxelloises ont prévu de mêler un tiers d’élu·es et deux tiers de citoyen·nes. En étant impliqué·es dans le processus, on gage que les parlementaires défendront mieux les recommandations faites. C’est un concept pionnier. Scruté par des parlements du monde entier.
(1) www.democratie.brussels/pages/cd
(2) Le 1er avril 2021. www.lalibre.be/debats/opinions/la-5g-et-la-democratie-cosmetique-6064a5107b50a605176d46d9
(3) Mark Hunyadi et Jérémy Grosman sont des personnes ressources dans la commission délibérative sur la 5G à Bruxelles.
Qui formule la question ?
La pratique des panels de citoyen.nes à travers le monde a permis d’établir des principes de base pour formuler une question : poser une question ouverte, s’assurer que la question entre dans le cadre des compétences du décideur final, la faire brève et claire, partager un dilemme sans vendre une solution, etc. Quelle que soit la nature du panel (assemblée citoyenne, jury délibératif, convention citoyenne…), la question est formulée par l’initiateur du panel de citoyen.nes, donc soit par les citoyen.nes, soit par les autorités publiques.
A Bruxelles et en Wallonie, les commissions délibératives – qui rassemblent citoyen.nes tiré.es au sort et élu.es – font partie intégrante du fonctionnement du parlement régional. Les thèmes qui y sont discutés peuvent être proposés par les citoyen.nes ou par les parlementaires. Toutefois, la question en elle-même est formulée par le bureau du parlement, avec l’appui du comité d’accompagnement. En clair, par les politiques et des experts.
En Communauté germanophone, c’est une autre méthode de concertation citoyenne qui a été mise en place et qui laisse aux citoyen.nes le choix des thèmes à aborder et celui de la formulation de la question. Elle est conçue comme un conseil citoyen permanent. Il n’est pas intégré au fonctionnement du parlement germanophone, mais a des liens étroits avec lui. Les recommandations finales émises sont discutées entre membres de l’assemblée citoyenne et membres de la commission parlementaire concernée et le ou les ministre(s) compétent.es. Le rejet d’une recommandation doit être motivé par les parlementaires. Ce modèle inédit, institué début 2019, est scruté de toutes parts et connu à l’international comme «Ostbelgien Modell».
3 questions à Sophie Devillers, chercheuse en sciences politiques de l’UNamur
En quoi cette commission délibérative sur la 5G à Bruxelles est-elle une première mondiale ?
Mêler élu.es et citoyen.nes dans un même groupe de travail, cela s’est encore peu vu. L’Irlande l’a fait, en 2013-2014, pour réviser sa Constitution. Mais ce qui fait que le système de commissions délibératives mis en place en Région de Bruxelles-Capitale est une première mondiale, c’est qu’il a été formellement intégré au fonctionnement du Parlement. C’est la première fois qu’une assemblée entérine cela en allant jusqu’à légiférer pour modifier son propre règlement. Cela a vocation à perdurer dans le temps et à être activé de manière récurrente. Les suggestions de délibérations se font par deux canaux. Soit par initiative citoyenne dès lors qu’elle est soutenue par 1.000 signatures de Bruxellois.es de plus de 16 ans ; soit par initiative d’un groupe politique. Le Parlement peut alors décider d’une commission délibérative sur le sujet. S’il la refuse, il doit motiver son refus. Une fois la commission délibérative achevée et les recommandations faites, il est tenu d’en motiver le suivi ou non.
Quels sont les avantages à associer citoyen.nes et élu.es dans ces panels ?
C’est tenter d’avoir le meilleur des deux mondes. Le bémol des panels où il n’y a que des citoyen.nes, c’est que souvent, les recommandations ont peu d’impact, peu de suivi. En intégrant des élu.es dans le processus, il y a plus de chances que les propositions avancent car ils vont s’en faire les relais entre citoyen.ne.s et Parlement, et les recommandations vont bien rester dans le giron des compétences du Parlement bruxellois. En outre, cela permet de mêler l’expertise des citoyen.nes qui apportent une vision plus pratique, terre-à-terre et diversifiée, avec celle des élu.es qui travaillent au jour le jour sur ces thématiques – pour la 5G, les élu.es présent.es sont ceux de la commission Environnement. Enfin, pour les parlementaires, c’est un bon exercice de démocratie participative et de reconnexion avec le terrain, avec les administré.es. Et, pour les citoyen.nes, une occasion de dédiaboliser la politique et mieux cerner l’élaboration des décisions politiques.
Quels sont les écueils qui guettent cette démarche ?
La crainte principale, c’est que les élu.es dominent les discussions car… c’est leur métier ! Prendre la parole, être assertif, ne rien lâcher, ils le font tous les jours. L’inquiétude est donc qu’ils reproduisent ce comportement face à des citoyen.nes peu rôdé.es à l’exercice. Le danger serait d’aboutir à des recommandations de façade puisque les élu.es auraient orienté les décisions. Pour éviter cet écueil, les commissions délibératives du Parlement bruxellois doivent être composées d’un tiers d’élu.es et deux tiers de citoyen.nes. Le surnombre des citoyen.nes doit compenser le risque de domination des politiques. En outre, la procédure des commissions délibératives prévoit qu’il y ait un facilitateur dans les débats pour veiller à ce que personne ne monopolise la parole et que chacun.e exprime ce qu’il ou elle veut amener dans les discussions.
Cécile Berthaud
Analyse réalisée dans le cadre du dossier « Oser les questions vives » (n°130, printemps 2021) du magazine SYMBIOSES.