Les EdTech (les nouvelles technologies de l’éducation) ont le vent en poupe, merci l’ami covid. Elles font le siège de l’école. Pour quoi faire et à quel prix ?
La fermeture des écoles en mars 2020 a permis à Google Classroom, la plateforme d’apprentissage de Google, de doubler son nombre d’utilisateurs dans le monde. À la mi-mars, Teams, l’application de communication collaborative de Microsoft qui fonctionne comme un réseau social d’entreprises, a gagné 12 millions d’utilisateurs supplémentaires en sept jours. Elle avait atteint 115 millions d’utilisateurs dans le monde en septembre. Teams, dans sa version pensée pour l’enseignement, est aussi la solution qui a été la plus adoptée par les écoles de la FWB pendant le confinement.
Google, Microsoft (qui possède Skype), Pearson, Century Tech, Zoom, Youtube, Oak Academy, Quizlet, ClassDojo… Des occasions s’ouvrent pour les investisseurs, dans les EdTech et dans les produits et services technologiques associés. Les sociétés d’éducation en ligne sont bien placées pour être des winners de la pandémie, leur capitalisation flambe sur les marchés, et de nouveaux instruments financiers sont créés pour y diriger l’investissement.
Il est à première vue difficile de se passer des Gafam lorsque, pressé par le temps ou sans compétences particulières en informatique, on cherche une solution clé sur porte. Mais quel sera le prix à payer ?
Une certaine vision de l’école
Toute technologie porte en elle une vision du monde futur désiré par ses producteurs.
Cette place de choix gagnée par les EdTech commerciales à la faveur du confinement est destinée à se pérenniser une fois les écoles rouvertes, dans une approche hybride où elles s’inscriront dans de nouveaux modèles de formation, de pédagogie, d’évaluations et de gestion d’écoles. Car toute technologie porte en elle une vision du monde futur désiré par ses producteurs, et en même temps qu’elles gagnent des utilisateurs et des investisseurs, ces entreprises avancent aussi leur vision du futur de l’école – une école sous leur contrôle et surtout, qui leur rapporte.
Les EdTech ont désormais de nombreuses occasions de parler à l’oreille des gouvernants. La « Global Education Coalition » de l’Unesco contient entre autres Facebook, Google, Microsoft, Zoom, Uber, McKinsey et l’OCDE. Le « World Economic Forum » (Davos) a publié en janvier 2020 son « Rapport sur le futur de l’école », tandis que l’OCDE organise son propre « Davos de l’éducation » pour réunir des leadeurs politiques et du monde des affaires. Chaque année se déroule aussi à Doha le « World International Summit of Education » (Wise), financé par le Qatar, où l’on invite les grandes multinationales du numérique, et où se discute également le futur (hi-tech) de l’école.
Les rapports des EdTech sur l’école du futur, c’est d’abord une affirmation répétée à l’envi : les systèmes d’éducation traditionnels sont intrinsèquement inefficaces, l’école et la classe doivent être transformées. Même si on peut partager ce constat, on peut aussi constater que les EdTech et leur lobby n’ont pas pris le temps d’analyser le problème, ce qui ne les empêche pas de fournir directement tout un tas de solutions – des solutions qui placent leurs intérêts financiers au-dessus de ceux des élèves, des gouvernements et des profs.
L’éducation 4.0, selon le « World Economic Forum » (appelé aussi « Forum de Davos »), c’est préparer au mieux les enfants pour le monde du travail du futur, améliorer la mobilité sociale, augmenter la productivité et la cohésion sociale. Pour chacun de ces objectifs, le Forum a deux types de solutions : des outils numériques et des partenariats entre l’école publique et les acteurs privés.
Les EdTech proposent de nouvelles façons d’impliquer les apprenants (les expériences immersives par exemple, ou encore la gamification, soit l’utilisation de mécanismes issus des jeux vidéo) qui les attirent et les maintiennent impliqués plus longtemps – comme sur Amazon et Facebook. Les outils numériques sont aussi vus comme la meilleure, et souvent la seule solution pour individualiser et adapter les apprentissages.
Les profs et chercheurs en éducation sont absents du « Rapport sur le futur de l’école » publié par le « World Economic Forum », qui associe par contre une centaine de partenaires bizness.
Parmi la centaine de partenaires bizness du « World Economic Forum » pour définir les écoles du futur, on trouve Google, Adecco, la fondation LEGO, Bloomberg, Dassault Systèmes (qui a créé en 2020 un « gestionnaire de classe virtuelle » utilisé dans les collèges français), entre autres. Les profs et les chercheurs en éducation, eux, sont totalement absents du rapport. Ce qui permet à ces entreprises innovantes d’ignorer royalement les différents courants pédagogiques et d’opposer leurs outils numériques à un modèle unique, la poussiéreuse école du passé où les élèves sont décrits comme ultrapassifs, écoutant le prof délivrer des savoirs.
Le pied dans la porte
En plus de ce lobby qui s’adresse aux décideurs politiques, les EdTech courtisent sur le terrain les profs et leurs écoles. Google a offert des milliers de Chromebooks aux écoles et créé un réseau de profs « certifiés » destinés à encourager les collègues à utiliser la plateforme. En Belgique, Microsoft n’a pas attendu le covid pour s’attaquer au marché de l’enseignement. Le spécialiste en solutions pédagogiques de Microsoft Belgique avait entamé, il y a trois ans déjà, un tour des écoles francophones pour « les aider au maximum dans leur transition numérique [1] ».
Que tireront ces EdTech commerciales de cette position avantageuse prise au sein de nos enseignements ? Une première réponse très pragmatique : créer les clients du futur.
Il faudrait se pencher sur le bizness model de ces boites. Comme le dit l’adage : « Quand c’est gratuit, le produit, c’est toi. » Que tireront ces entreprises de cette position avantageuse prise au sein même de nos enseignements ? Une première réponse très pragmatique : créer les clients du futur. Sur les millions d’élèves habitués à travailler avec les logiciels de Google à l’école, une bonne partie est susceptible d’opter pour les services (éventuellement payants) de Google une fois entrés sur le marché de l’emploi. L’autre chose à tirer de cette position centrale, et la rengaine commence à être connue, c’est Big Data : des données sur nous. Pas pour envoyer des publicités ciblées, ce coup-ci, mais pour, en analysant des milliers de parcours d’apprenants et des milliers de commentaires de profs sur les tâches réalisées par les élèves, améliorer leurs produits : à la fois les contenus d’apprentissages et les méthodes. Et les rendre toujours plus efficaces – c’est-à-dire plus à même de remplacer ce bon vieux prof, destiné, si l’on en croit la littérature sur l’école du futur, à devenir un simple facilitateur de l’apprentissage proposé par d’autres. C’est aussi une façon, à plus long terme, d’augmenter leur contrôle sur le secteur de l’enseignement – un mouvement du même ordre se déroule dans le secteur de la santé.
Pearson, qui est la plus grande société d’éducation du monde (elle édite des manuels scolaires et possède le Financial Times entre autres) a créé une plateforme d’enseignement, désormais intégrée à Google Classroom et projette d’y intégrer des assistants virtuels. Pearson, dans sa vision de l’école du futur [2], défend l’idée d’une transformation radicale de la profession d’enseignant, dont les compétences devront compléter celle de l’intelligence artificielle. Mais elle promeut en même temps une routinisation du travail des enseignants dans les écoles privées à bas prix d’Asie, d’Afrique et d’Inde dans le but, selon certains [3], de les remplacer plus facilement par des plateformes comme la sienne.
Ce que ça nous coutera
Le discours peut porter auprès des pouvoirs publics, car il promet de réduire les couts.
Le discours peut porter auprès des pouvoirs publics, car il promet de réduire les couts. L’intelligence artificielle ne remplacera pas les profs, mais il y aura sans doute une bagarre à mener pour convaincre certains décideurs que l’école et le prof remplissent d’autres fonctions sociales que celle de permettre aux apprenants de progresser dans des matières sélectionnées à l’avance. Quoi qu’il en soit, les EdTech n’ont pas et n’auront pas à court terme de quoi les remplacer ; d’une certaine façon, ces sociétés vendent du rêve et le savent. Mais en attendant, elles vendent aussi des produits et services, et restent à l’affut de toutes les façons possibles de mettre la main sur la manne financière que représente, à leurs yeux, l’éducation publique.
Par ailleurs, certains logiciels sont très intrusifs, ce qui est utile à la fois pour l’efficacité du suivi par la plateforme et pour la récolte de données précises [4]. Les utilisateurs, eux, sont rarement informés de ce qu’ils partagent et de l’utilisation qui est faite de leurs données. Des failles de sécurité ou des manquements au RGPD ont été pointées, par exemple pour Zoom, Google et Teams. Plus grave, ces analyses ne sont pas publiques, et le monde de la recherche en éducation n’y a pas accès.
Il y a aussi le risque de perdre la main, en tant que citoyens, sur les contenus enseignés.
Peut-être plus inquiétant encore que de disparaitre en tant que profession humaine, il y a aussi le risque de perdre la main, en tant que citoyens, sur les contenus enseignés, les plateformes d’apprentissage étant destinées, à terme, à fournir à la fois les plans des parcours d’apprentissage et leurs contenus (sous forme de vidéos notamment). Les EdTech ont aussi une façon inquiétante de supposer que nous avons tous besoin d’apprendre la même chose : grâce à la standardisation et à l’accès de tous aux outils, nous dit un journaliste financier enthousiaste [5], on peut apprendre la même chose partout, et même les étudiants des pays en voie de développement pourraient avoir accès aux institutions d’éducation des pays développés. On voit le projet : l’école des gagnants du capitalisme globalisé qui s’impose aux perdants, en somme. Un projet qui, obsédé par la productivité au service de quelques-uns, ignore complètement les questions de luttes sociales et d’émancipation, et le rôle que l’école peut y jouer.
Public money, public code [6]
Les outils proposés par les Gafam sont d’une efficacité redoutable et ont permis à de nombreux enseignants de continuer à enseigner à distance, ou à tout le moins de maintenir un lien entre élèves et écoles durant le confinement. Mais ces solutions commerciales ne sont pas les seules. En réalité, bon nombre d’outils très performants ont été développés par le monde du logiciel libre, repris ensuite par les sociétés commerciales qui tentent d’étouffer ensuite la concurrence (y compris la concurrence libre). Cette stratégie a un nom : Embrace — Extend — Extinguish.
Actuellement, les outils libres sont développés et maintenus par de petites associations qui ne peuvent pas concurrencer les serveurs de Microsoft ou de Google.
Ce qui rend à première vue les solutions commerciales incontournables, c’est la puissance de leurs serveurs, qui permet à des millions d’utilisateurs d’utiliser des outils en ligne simultanément. Ce n’est en réalité qu’une question de moyens ! Actuellement, les outils libres sont développés et maintenus par de petites associations qui ne peuvent pas concurrencer les serveurs de Microsoft ou de Google [7]. Les subventions publiques ne devraient servir qu’à développer des outils libres, sur lesquels la collectivité garde la main. Dans cette optique, les dépenses de l’école publique devraient aller vers le développement de ces outils, plutôt que de nourrir un flux financier constant du public vers le privé.
Alice Romainville
Article publié dans TRACeS de Changements n°249 (Ecole à distance), janvier-février 2021, le magazine du mouvement sociopédagogique Changements pour l’égalité.
Illustration : © Hatice EROL/Pixabay
[1] « Teams : la rentrée de Microsoft », Médor n° 21.
[2] S. Sellar & A. Hogan, « Transforming teaching and privatising education data », 2019.
[3] A. Hogan, « Pearson’s vision for ‘next generation’ learning : Disrupting teaching and profiting from student data », unite4education.org
[4] Ainsi ClassDojo, accusé de créer une surveillance et une compétition permanentes entre enfants et d’utiliser des techniques de conditionnement béhavioriste, éduquant à l’obéissance. https://cutt.ly/9kEiGGA
[5] B. Verdrenne-Cloquet, « What is EdTech and why is it such a big opportunity ? », https://bit.ly/2YXjjz3
[6] C’est le nom d’une campagne de la Free Software Foundation Europe. https://bit.ly/3p1NiQN
[7] https://cutt.ly/6kEocFG